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Chapitre 1 - La Découverte

  Chapitre 1 - La Découverte

  Enzo Talep contempla l'amphithéatre vide depuis l'estrade. Une heure auparavant, ses étudiants étaient suspendus à ses lèvres tandis qu'il leur parlait de la guerre d'Algérie. Maintenant, seul le silence lui répondait. à trente-cinq ans, il avait cette capacité rare de rendre l'histoire vivante, comme si chaque événement du passé continuait à respirer dans le présent.

  Une étudiante lui avait posé une question à laquelle il n'avait pas su répondre, sur les civils fran?ais qui auraient protégé des Algériens pendant les opérations de ratissage. Une zone d'ombre dans l'histoire officielle. Il nota cette question dans son carnet, comme il le faisait toujours. "La guerre n'est jamais aussi simple que ce qu'on nous enseigne", avait-il conclu. Et il savait que c'était vrai, particulièrement pour ce conflit qui avait touché sa propre famille.

  Il rassembla ses notes et les rangea soigneusement dans sa sacoche en cuir usée, celle que son grand-père Jean lui avait offerte pour son premier jour en tant que professeur d'université. Huit ans déjà. Le temps filait comme du sable entre les doigts.

  "Professeur Talep ?"

  Il se retourna. Martin Leclerc, un élève particulièrement brillant, se tenait dans l'encadrement de la porte.

  "Je voulais vous remercier pour le cours d'aujourd'hui. Mon grand-père était harki. Personne n'en parle jamais dans ma famille."

  Enzo sourit avec bienveillance. "L'histoire est faite de silences, Martin. Notre travail est de leur donner une voix."

  Le jeune homme hocha la tête, visiblement ému, puis disparut dans le couloir. Ces moments-là rendaient son métier précieux aux yeux d'Enzo. Transmettre, éclairer, questionner.

  Son téléphone vibra dans sa poche. L'écran affichait le nom de sa s?ur, Laura.

  "Bonjour Laura," dit-il en décrochant.

  "Enzo, tu as vu l'heure ? Tu devais passer chez le notaire à quatorze heures."

  Il jeta un coup d'?il à sa montre et soupira. "J'ai perdu la notion du temps. J'arrive tout de suite."

  "Comme d'habitude," répondit sa s?ur avec une affection teintée d'exaspération. "Je t'attends là-bas."

  Laura, sa cadette, avait toujours été la plus organisée des deux. Professeure de mathématiques au lycée, elle vivait sa vie avec la précision d'une équation bien résolue. Enzo, lui, se perdait souvent dans ses pensées, dans ses recherches, dans l'histoire. Trop souvent, selon ses proches.

  Enzo quitta le campus d'un pas rapide. L'idée de régler les dernières formalités concernant la succession de son grand-père lui serrait le c?ur. Trois mois après le décès de Jean Talep, la douleur restait vive.

  En traversant le parc qui bordait l'université, il passa devant le monument aux morts où figuraient les noms des anciens étudiants tombés pendant les différents conflits du XXe siècle. Il s'arrêtait parfois devant la section dédiée à la guerre d'Algérie. Des noms gravés dans la pierre, des vies interrompues. L'histoire officielle. Mais combien d'autres noms manquaient ? Combien d'histoires restaient dans l'ombre ?

  Le cabinet du notaire se trouvait dans un immeuble ancien au centre-ville. Laura l'attendait devant l'entrée, tapant nerveusement du pied. Ses cheveux bruns, coupés au carré, encadraient un visage aux traits fins qui rappelaient ceux de leur mère.

  "Désolé," dit-il simplement.

  Elle hocha la tête, comprenant sans qu'il ait besoin d'en dire plus. "C'est dur pour moi aussi, tu sais."

  Ils avaient toujours été proches, surtout depuis la mort de leurs parents dans un accident de voiture dix ans plus t?t. Leurs grands-parents étaient devenus leurs piliers, leur ancrage. Et maintenant, Jean était parti, rejoignant Mireille décédée cinq ans auparavant.

  Ma?tre Fournier les accueillit dans son bureau austère. L'homme ajusta ses lunettes sur son nez et sortit un dossier épais de son tiroir.

  "Comme vous le savez, votre grand-père a souhaité vous léguer sa maison, Monsieur Talep. Votre s?ur hérite quant à elle des terres agricoles de Provence."

  Enzo acquies?a distraitement. Cette maison où il avait passé tous ses étés d'enfance, écoutant les récits passionnants de son grand-père sur son service militaire pendant la guerre d'Algérie. Jean Talep avait été parachutiste, mais il n'évoquait jamais les combats. Il parlait des gens, des rencontres, des paysages. Mireille, sa grand-mère, complétait ces récits par des anecdotes sur leur vie quotidienne pendant cette période troublée.

  Jean avait une fa?on particulière de raconter, comme si chaque histoire était un trésor à partager. "Tu sais, Enzo," disait-il souvent, "l'histoire qu'on t'enseigne à l'école n'est qu'une version parmi d'autres. La vérité est toujours plus complexe." C'était peut-être lui qui avait inspiré la vocation d'Enzo, cette passion pour débusquer les zones d'ombre de l'histoire.

  "Il y a également ceci," poursuivit le notaire en lui tendant une enveloppe jaunie. "Votre grand-père a spécifiquement demandé qu'elle vous soit remise en mains propres."

  Enzo prit l'enveloppe avec précaution. Son nom était écrit de la main tremblante de son grand-père. Il la glissa dans sa sacoche, préférant l'ouvrir dans l'intimité.

  "Rien d'autre ?" demanda Laura.

  Le notaire secoua la tête. "Jean Talep a fait preuve d'une grande clarté dans ses dernières volontés. Les quelques objets de valeur sont listés ici, ainsi que leurs destinataires."

  Une demi-heure plus tard, les formalités accomplies, Laura et lui se séparèrent sur le parvis.

  "Tu vas y aller aujourd'hui ?" demanda-t-elle.

  "à la maison en Normandie ? Oui, je pense qu'il est temps."

  "Tu veux que je t'accompagne ?"

  "Non, j'ai besoin d'y aller seul." Il hésita avant d'ajouter : "Mais merci."

  Elle lui serra le bras, ce geste d'affection qu'elle avait depuis qu'ils étaient enfants. "Appelle-moi ce soir, d'accord ? Et prends ton temps là-bas. Rien ne presse pour vider la maison."

  Il hocha la tête, reconnaissant de sa compréhension.

  En retournant à sa voiture, il passa devant une librairie où était exposé en vitrine un ouvrage sur la guerre d'Algérie. "Les oubliés d'El-Halia", par un certain Paul Mercier. La couverture montrait une photo en noir et blanc d'un village dévasté. Il s'arrêta un instant, tenté de l'acheter, puis se ravisa. Sa bibliothèque débordait déjà d'ouvrages sur le sujet.

  Le trajet jusqu'au petit village normand lui sembla interminable. Chaque virage, chaque hameau ravivait des souvenirs. La campagne verdoyante défilait par la fenêtre, mais Enzo ne la voyait pas vraiment. Son esprit était saturé d'images du passé : les parties de pêche avec son grand-père dans la rivière voisine, les tartes aux pommes de Mireille qui embaumaient toute la maison, les longues soirées d'été sur la terrasse où Jean racontait ses histoires.

  Il traversa lentement la rue principale du village, saluant d'un signe de tête Monsieur Leroy, le boulanger, qui balayait devant sa boutique. Ici, tout le monde connaissait Jean et Mireille Talep. Le couple avait passé les vingt dernières années de leur vie dans ce havre de paix, après une carrière bien remplie à Paris.

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  Il s'engagea sur le chemin de terre menant à la propriété. Les branches des pommiers, chargées de fruits encore verts, formaient une vo?te au-dessus de sa tête. Lorsqu'il se gara enfin devant le garage qui formait une dépendance de la maison, son c?ur battait la chamade. La fa?ade en pierre aux volets bleus semblait l'accueillir comme une vieille amie.

  Un chat roux, qu'il reconnut comme étant celui des voisins, vint se frotter contre ses jambes tandis qu'il cherchait les clés dans sa poche. "Toi aussi tu le cherches, hein ?" murmura-t-il en se penchant pour caresser l'animal. Jean avait toujours un morceau de poisson ou de poulet à offrir aux chats du voisinage.

  Les clés tournèrent dans la serrure avec un cliquetis familier. L'odeur de la maison l'assaillit dès qu'il poussa la porte : un mélange de livres anciens, de cire pour meubles et de cette indéfinissable senteur qui était celle de son grand-père. Rien n'avait changé depuis sa dernière visite, quelques jours avant la mort de Jean. Tout était impeccablement rangé, comme si le vieil homme s'était simplement absenté pour faire quelques courses.

  Une photo encadrée tr?nait sur le buffet de l'entrée : Jean et Mireille le jour de leur mariage, en 1956, juste avant le départ de Jean pour l'Algérie. Ils étaient si jeunes, si beaux, si pleins d'espoir. Enzo effleura le verre du cadre du bout des doigts, comme pour toucher ce bonheur d'un autre temps.

  Le salon était baigné par la lumière dorée de l'après-midi qui filtrait à travers les rideaux en dentelle. Les livres s'alignaient sur les étagères, témoins silencieux de la curiosité intellectuelle de son grand-père. Histoire, géographie, politique, littérature... Jean s'intéressait à tout.

  Enzo s'assit dans le fauteuil préféré de son grand-père, celui qui faisait face à la fenêtre donnant sur le jardin. Combien de fois l'avait-il vu assis là, un livre à la main, perdu dans ses pensées ? Il sortit l'enveloppe de sa sacoche et l'observa un long moment avant de se décider à l'ouvrir. Il l'ouvrit délicatement, prenant soin de ne pas la déchirer.

  *Mon cher Enzo,*

  *Si tu lis ces lignes, c'est que je ne suis plus là pour te raconter cette histoire en personne, comme j'aurais d? le faire depuis longtemps. Dans le grenier, derrière la vieille malle bleue, tu trouveras une bo?te en bois de cèdre. Ce qu'elle contient représente mon véritable héritage, bien plus précieux que cette maison ou tout autre bien matériel.*

  *Ces lettres sont dangereuses, Enzo. Elles ont le pouvoir de faire revivre le passé d'une fa?on que tu ne peux imaginer. Fais-en bon usage, et surtout, méfie-toi. Certains voudraient les voir dispara?tre, tout comme ils ont fait dispara?tre ceux à qui elles sont adressées.*

  *Ton grand-père qui t'aime,*

  *Jean*

  Enzo relut la lettre plusieurs fois, essayant de comprendre ce message cryptique. Son grand-père avait toujours eu un esprit vif et rationnel. Jamais il n'aurait écrit quelque chose d'aussi étrange sans raison.

  Il se souvenait des dernières semaines de la vie de Jean. Le vieil homme était affaibli par la maladie, mais son esprit restait alerte. à plusieurs reprises, il avait essayé d'aborder un sujet qui semblait lui tenir à c?ur, mais il s'interrompait toujours, comme s'il craignait de trop en dire. "Quand le moment sera venu, tu comprendras," avait-il finalement murmuré un jour, en serrant la main d'Enzo dans la sienne.

  Sans attendre, il monta au grenier. L'escalier étroit grin?ait sous ses pas, comme il l'avait toujours fait. Il dut se courber pour passer par la petite porte. Le grenier sentait le bois chaud et la poussière. La poussière dansait dans les rayons de soleil qui filtraient à travers la petite lucarne.

  Il lui fallut quelques instants pour s'orienter dans la pénombre. La malle bleue était là, au fond, sous une pile de vieux magazines que Jean collectionnait. "Historia", "Guerres & Histoire", "Le Monde Diplomatique"... Enzo les dépla?a avec précaution.

  La malle bleue était là, exactement comme décrite. Il la dépla?a, révélant une latte de parquet légèrement surélevée. Enzo la souleva et découvrit, nichée dans un espace dissimulé, une bo?te en bois de cèdre finement ouvragée. Le bois était doux au toucher, poli par le temps. Sur le couvercle, des motifs géométriques étaient gravés avec précision. Un travail artisanal algérien, sans aucun doute.

  Ses mains tremblaient légèrement lorsqu'il l'ouvrit. à l'intérieur, une douzaine de lettres soigneusement rangées, chacune portant un nom différent écrit de la main de son grand-père. Certaines enveloppes semblaient plus anciennes que d'autres, jaunies par le temps. D'autres paraissaient relativement récentes.

  Entre les lettres, une petite photographie en noir et blanc : son grand-père, jeune, en uniforme, entouré de plusieurs hommes dont certains en civil. Au dos, une inscription à l'encre bleue : "Aurès, mai 1956. Ne pas oublier."

  Il prit la première lettre, adressée à un certain Henri Lefebvre. Le papier était jauni, l'encre légèrement passée, mais l'écriture de Jean était parfaitement reconnaissable.

  *"Mon cher Henri,"* commen?a-t-il à lire à voix haute, *"Si tu lis ces mots, c'est que j'ai enfin trouvé le courage de te dire la vérité sur ce qui s'est passé ce jour-là dans les Aurès..."*

  Une sensation étrange l'envahit soudain. L'air autour de lui sembla se densifier, vibrer. La lumière du grenier vacilla. Enzo sentit une pression sur ses tempes, puis une chaleur inhabituelle. Il voulut s'arrêter de lire, mais les mots l'appelaient, le for?aient à continuer.

  *"... lorsque nous avons décidé d'aller contre les ordres pour épargner le village. Ce jour où nous sommes devenus, aux yeux de certains, des tra?tres à la patrie, mais où nous avons sauvé notre humanité..."*

  Lorsqu'il rouvrit les yeux, le grenier avait disparu. à sa place s'étendait un paysage aride de montagnes rocailleuses baignées par la lumière impitoyable du soleil algérien. La chaleur était étouffante. Des bruits de moteurs et de voix lui parvinrent d'en contrebas.

  Il sentit l'odeur de poussière, de sueur et d'essence. Il entendait le crissement des bottes sur le sol rocailleux, les cliquetis métalliques des armes, les conversations en fran?ais mêlées de quelques mots en arabe. Tout était d'une précision hallucinante.

  Incrédule, Enzo s'approcha du bord du sentier où il se trouvait maintenant. En contrebas, un petit village aux maisons blanches. Et sur la route poussiéreuse, un convoi militaire fran?ais. Des soldats en uniforme, des jeeps, des visages tendus.

  Au milieu d'eux, il reconnut immédiatement son grand-père. Un Jean Talep de vingt ans, en tenue de parachutiste, le regard vif et alerte. Son visage n'avait pas encore les rides que lui connaissait Enzo, mais ses yeux étaient les mêmes : attentifs, intelligents, profondément humains.

  "C'est impossible," murmura Enzo.

  Il tendit la main vers son grand-père, mais ses doigts ne rencontrèrent que l'air chaud. Personne ne semblait le voir ni l'entendre. Il était là, témoin invisible d'une scène qui s'était déroulée près de soixante-dix ans auparavant.

  Il suivit le convoi jusqu'au village, observant avec fascination son jeune grand-père interagir avec un homme en civil qui semblait conna?tre parfaitement les lieux. Grand, mince, les cheveux noirs coupés court, cet homme parlait avec autorité aux militaires comme aux villageois. C'était lui, Henri Lefebvre, il en était certain.

  "Le village doit être évacué avant demain soir," disait un officier au visage sévère. "Ordres du haut commandement."

  Henri secouait la tête. "Ces gens n'ont nulle part où aller. Et ils ne sont pas tous impliqués avec le FLN."

  "Les ordres sont les ordres," répliqua l'officier. "Nous ne pouvons pas faire de distinction."

  Enzo vit son grand-père échanger un regard avec Henri. Quelque chose passa entre eux, une compréhension mutuelle.

  "Peut-être pourrions-nous organiser un transfert vers le camp de regroupement de Timgad," suggéra Jean. "J'ai des contacts là-bas. Les familles pourraient rester ensemble."

  L'officier considéra cette proposition. "Je ne sais pas, Talep. Les ordres sont d'évacuer et de détruire le village. Point final."

  "Je me porte garant de ces gens," insista Henri. "Beaucoup d'entre eux ont travaillé pour l'administration fran?aise. Ils seront en danger si le FLN les considère comme des collaborateurs."

  Une fillette aux grands yeux noirs s'approcha timidement de Jean et lui tendit un petit panier de figues. Enzo vit son grand-père s'accroupir pour se mettre à sa hauteur, accepter le cadeau avec un sourire chaleureux et échanger quelques mots en arabe avec l'enfant.

  "Tu vois, Bernard," dit Jean en se relevant. "Ce sont des gens comme toi et moi. Pas des ennemis."

  La scène se dissipa aussi soudainement qu'elle était apparue. Enzo se retrouva à nouveau dans le grenier poussiéreux, la lettre entre les mains. Son c?ur battait à tout rompre. Ce qu'il venait de vivre n'était ni un rêve ni une hallucination. C'était trop vivant, trop détaillé, trop réel.

  Une larme coula sur sa joue. Il venait de voir son grand-père jeune, vivant, engagé dans un moment crucial de sa vie. Un moment dont il n'avait jamais parlé explicitement.

  Il regarda à nouveau la bo?te. Les autres lettres semblaient l'appeler, promettant d'autres voyages, d'autres vérités ensevelies. Mais qui était Henri Lefebvre ? Pourquoi n'avait-il jamais entendu son grand-père mentionner ce nom ?

  Enzo sortit son téléphone et chercha "Henri Lefebvre" et "Guerre d'Algérie" dans le moteur de recherche. Aucun résultat pertinent. Il élargit sa recherche, consulta des bases de données historiques auxquelles il avait accès en tant que professeur. Rien.

  Il essaya d'autres combinaisons : "Henri Lefebvre" + "Aurès", "Henri Lefebvre" + "parachutistes" + "Algérie". Toujours rien de significatif.

  C'était comme si cet homme n'avait jamais existé.

  Une pensée troublante s'imposa à lui. Et si... et si Henri Lefebvre avait réellement été effacé des archives ? Si quelqu'un avait délibérément supprimé toute trace de son existence ? Cette idée semblait sortir d'un roman d'espionnage, mais après ce qu'il venait de vivre, Enzo n'était plus s?r de pouvoir distinguer l'incroyable de l'impossible.

  Il retourna au salon et s'assit, la bo?te de lettres posée sur ses genoux. Son esprit d'historien tournait à plein régime. Si ce qu'il avait vu était réel, si ces lettres permettaient véritablement de voyager dans les souvenirs de son grand-père, alors elles constituaient un document historique d'une valeur inestimable.

  Mais plus encore, elles renfermaient peut-être la clé d'un mystère qui l'avait toujours intrigué : pourquoi son grand-père, si volubile sur certains aspects de son service militaire, restait-il si évasif sur d'autres ? Pourquoi gardait-il certains silences, même avec ceux qu'il aimait le plus ?

  Un frisson parcourut sa colonne vertébrale tandis qu'il repensait aux derniers mots de la lettre de Jean : *"Certains voudraient les voir dispara?tre, tout comme ils ont fait dispara?tre ceux à qui elles sont adressées."*

  Qu'est-ce que cela signifiait ? Qui avait disparu, et pourquoi ? Et surtout, qui étaient ces "certains" suffisamment puissants pour effacer des personnes de l'histoire ?

  En tant qu'historien, Enzo savait que l'histoire officielle comportait des zones d'ombre, des mensonges par omission, des récits partiels. Mais ce qu'il commen?ait à entrevoir dépassait de loin tout ce qu'il avait pu imaginer.

  Le soleil commen?ait à décliner, projetant des ombres allongées dans le salon. Enzo regarda l'horloge. Il avait passé des heures dans cette maison sans s'en rendre compte. Dehors, le monde continuait à tourner, ignorant la découverte extraordinaire qu'il venait de faire.

  Il se leva et fit quelques pas dans le salon, essayant de mettre de l'ordre dans ses pensées. Sur une étagère, un vieux livre attira son attention : "Mémoires de guerre" par un certain Marcel Dubois. Il ne se souvenait pas l'avoir vu auparavant. Il le prit et l'ouvrit. à l'intérieur, une dédicace manuscrite : "à Jean, pour que tu n'oublies jamais notre promesse. Henri."

  Son c?ur fit un bond dans sa poitrine. Henri. Henri Lefebvre ? Il feuilleta rapidement le livre, mais ne trouva aucune mention explicite de cet homme. Cependant, certains passages semblaient décrire des événements similaires à ceux qu'il venait de vivre à travers la lettre.

  Il rangea soigneusement le livre dans sa sacoche, aux c?tés de la bo?te de lettres. Il ne laisserait pas ces trésors ici, pas après l'avertissement de son grand-père. Ces lettres étaient désormais sa responsabilité, et avec elles, la mémoire de personnes peut-être intentionnellement effacées de l'histoire.

  En refermant la porte de la maison derrière lui, Enzo remarqua qu'il n'avait pas vérifié la bo?te aux lettres. Il y jeta un coup d'?il : quelques factures, des publicités, et une enveloppe blanche, sans timbre, avec simplement son nom écrit dessus. Quelqu'un l'avait déposée à la main.

  Il l'ouvrit, intrigué.

  *"Professeur Talep,*

  *Votre grand-père était un homme d'honneur. Si vous lisez ceci, c'est que vous avez trouvé les lettres. Soyez prudent. Ils surveillent toujours.*

  *Un ami."*

  Pas de signature. Rien qui puisse identifier l'expéditeur. Mais le message était clair : quelqu'un savait pour les lettres. Et ce quelqu'un pensait qu'Enzo était en danger.

  Le trajet du retour lui parut encore plus long que l'aller. Son esprit bouillonnait de questions sans réponses, d'hypothèses, de craintes aussi. Qui était l'auteur de ce message ? Qui étaient ces "ils" qui surveillaient "toujours" ? Et surtout, qu'avait fait son grand-père pour mériter cette méfiance, cette surveillance, tant d'années après les faits ?

  Demain, il commencerait ses recherches sérieusement. Il utiliserait toutes les ressources à sa disposition pour découvrir qui était Henri Lefebvre et pourquoi son nom avait disparu des archives. Il interrogerait les anciens compagnons d'armes de Jean, ceux qui étaient encore en vie. Il consulterait les archives militaires, les journaux de l'époque. Et peut-être, au fil de sa quête, comprendrait-il pourquoi son grand-père lui avait confié ces lettres, à lui spécifiquement.

  Mais ce soir, il avait besoin de calme pour assimiler ce qu'il venait de vivre, pour accepter que la réalité était peut-être plus étrange et plus dangereuse qu'il ne l'avait jamais imaginé.

  En sentant le poids de la bo?te dans sa sacoche contre sa hanche, Enzo sentit que sa vie venait de prendre un tournant décisif. Il n'était plus seulement un professeur enseignant l'histoire : il était devenu le gardien d'une mémoire en danger d'extinction. Le gardien de souvenirs que certains préféreraient voir dispara?tre à jamais.

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