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ESBROR :
J'étais dans mon bureau un instant, puis, l'autre je me retrouve là, au milieu des cadavres. Je sens immédiatement la bile monter à ma gorge tellement l’odeur est atroce. Mes mains s'enfoncent dans de la chair molle et pourrie alors que mon vomit se déverse sur la face défoncée d'un humain. Des larmes sortent en même temps que mes sucs gastriques.
Les spasmes qui parcourent mon ventre me font presque perdre connaissance. Je suis subjugué par l’incongruité de la situation, ?a n’a aucun sens. L’odeur, acre, me soulève le c?ur ; la puanteur de chairs en décomposition sature l’air, me piquant la gorge. Je voudrais relever la tête, me redresser, mais la terre criblée de membres et de viscères glisse sous mes paumes. Mes doigts s’enfoncent encore dans cette matière spongieuse, et un nouveau haut-le-c?ur me terrasse.
Je tente de reprendre mon souffle. L’acreté de mes fluides digestifs me br?le encore les lèvres, alors que je me force à détourner le regard de l’enfer qui se joue sous moi. Je cligne des yeux, la vision brouillée, confus. C’était encore mon bureau, pas plus tard que… quelques secondes??! Mes mains, pourtant propres il y a un instant, sont à présent tartinées d’un mélange de sang caillé et de fluides obscurs. La panique s’empare de moi. Un frisson glacé me traverse l’échine?: je ne reconnais rien autour de moi.
Là où je suis, c’est un paysage d’épouvante. Les cadavres ne sont pas simplement amoncelés – on dirait qu’ils ont servi de rempart ou de barricade à un combat dont j’ignore tout. Certaines dépouilles sont étrangement mutilées, comme si on avait essayé de leur arracher la peau pour un usage ritualiste. D’autres, humaines ou non, ont des plaies béantes qui suintent encore de la moelle et du sang noir. Dans le lointain, un grondement sourd résonne. Un brasier éclaire vaguement l’horizon, révélant la silhouette de tours déchiquetées, ou de pics, qui s’élèvent dans la nuit. J’aper?ois un mur effondrée qui ne ressemble en rien à l’architecture de mon monde.
Je me force à me lever. Les jambes tremblantes, je bégaie, presque en pleurs?:
—?Que… qu’est-ce qui se passe??
Aucune réponse, sinon le grésillement du feu et un écho lointain, comme un cri déformé par la distance. Je recule d’un pas, glisse et manque de retomber sur la charogne à mes pieds. Mon esprit tourne à toute allure, mais je ne parviens qu’à accro?tre ma peur. Une peur viscérale, primitive, qui me serre la poitrine.
C’est alors que j’entends un bruit : un raclement, un souffle rauque à quelques mètres de moi. Je distingue une silhouette qui se contorsionne au sol, son abdomen fendu, laissant échapper un amas de tripes palpitantes. Malgré la blessure, elle tente de ramper. Est-ce un humain?? Sa peau est grise et couverte de pustules. Impossible de dire si c’est un homme ou une créature. Ses yeux, injectés de rouge, me fixent. J’ai le c?ur qui se serre, partagé entre la terreur et un inexplicable élan de pitié.
Je déglutis, regarde le décor cauchemardesque qui m’entoure, et je me demande s’il y a une chance, même infime, que je me réveille encore derrière mon bureau. Mais je sais au fond de moi qu’il n’y a pas de rêve, pas de mirage. Je suis là, au milieu des cadavres, dans un monde dont j’ignore tout, et c’est trop réel.
La chose ouvre lentement ce qui lui sert de bouche, révélant une rangée de dents pointues et brisées, sa machoire débo?tée laissant pendre une langue violacée. Un rire guttural, obscène, presque moqueur, s’en échappe dans un gargouillis infame.
Mes jambes lachent, mon corps entier tremble sous une terreur primitive, incontr?lable. La chaleur humide de mon urine coule le long de mes cuisses, imprégnant mon pantalon, et je sens l’humiliation s'ajouter à l’horreur qui m’étreint. Je recule maladroitement, titube, et m’effondre lourdement sur une pile de chairs putréfiées, mon dos rencontrant brutalement la poitrine béante d’un cadavre qui éclate sous l’impact, libérant une gerbe de fluides infects qui me recouvre entièrement.
Je hurle à plein poumons, perdu dans ce chaos d'atrocités. Mes cris se répercutent sur les murets à demi écroulés autour de moi, surgissant d’entre les monceaux de cadavres. Le sol semble vouloir m’engloutir, chaque mouvement m’enfon?ant un peu plus profondément dans les viscères tièdes, dans une marée visqueuse de mort. Mes doigts s’agrippent désespérément aux chairs molles, mais elles se déchirent sous mes mains affolées.
La chose continue à ramper avec une lenteur délibérée, ses yeux injectés de sang fixés sur moi avec une malice perverse, comme pour savourer ma terreur. Un filet noiratre coule de sa bouche entrouverte, et elle murmure dans une langue gutturale et sifflante que je ne comprends pas mais qui résonne au plus profond de mes os.
Je ne peux ni bouger, ni respirer correctement. Je suis paralysé, noyé dans ma peur, noyé dans l’odeur infecte de la mort. Je comprends une chose avec certitude?: si je ne m’active pas maintenant, si je ne trouve pas la force de m’arracher à cette terreur, cette créature fera bient?t de moi une part de ce charnier immonde.
—?Bouge abruti ! hurle une voix comme un messager divin me sortant de ma torpeur.
Dans un réflexe de survie aussi fulgurant qu’inattendu, je roule sur le c?té, le ventre encore retourné, et les mains couvertes de sang coagulé. Une déflagration crépite juste à l’endroit où j’étais allongé, projetant une langue de feu aveuglante. La chaleur br?le mes vêtements déjà souillés, me fouette la joue comme un coup de fouet incandescent. L’odeur de chair carbonisée, qui se mêle au fumet abject de la charogne, soulève de nouveau mon estomac.
Je me relève sur un coude, le c?ur battant à tout rompre, pour apercevoir la silhouette massive d’un homme – peut-être d’un soldat – affublé d’un plastron cabossé et orné de symboles religieux. Il tient un long tube d’acier luisant, orné de runes gravées à même le métal. Des volutes de fumée s’échappent encore du canon, et la flamme résiduelle lèche la gueule de l’arme. Une sorte de mèche suintant une sorte d’huile sort de l’extrémité du tube.
—?Tu veux crever, toi??! crie t-il d’une voix rauque. Bouge?! Dégage de là !
D’un mouvement brutal, il me désigne une ruelle éventrée entre deux murailles branlantes. Dans la lueur crépitante, je distingue deux autres silhouettes encapuchonnées qui brandissent des armes improvisées – batons, lames rouillées?– prêtes à se jeter au combat. Mais contre quoi ? Derrière elles, j’aper?ois d’autres corps, vivants ceux-là, tous recouverts de suie et de poussière, se dépla?ant entre les décombres comme des ombres en fuite.
La créature que l’homme vient d’incinérer agonise, le torse réduit à un amas de chair carbonisée et de fumée acre. Elle tente encore un dernier gémissement, un souffle rauque, avant de s’effondrer dans un gargouillis de sang noir. Ses membres spasment, puis se figent définitivement.
—?Debout?! me rugit l’homme, le visage à moitié masqué par un casque fendu.
Je suis tétanisé, encore tremblant, appuyé sur un cadavre à l’odeur insoutenable. Je n’arrive pas à comprendre ce qui se passe, tout se mélange?: la peur, la douleur, la stupeur. Mais mon instinct me crie de le suivre, de fuir ce charnier. Je serre les dents, m’agrippe à un morceau de mur et me hisse tant bien que mal, malgré mes membres raidis.
—?Bouge… répète l’homme d’un ton plus bas, comme s’il pressentait qu’une horreur plus grande encore pouvait surgir à tout instant.
J’aper?ois ses yeux, ou du moins l’éclat qui en émane, à travers une fente dans son casque. C’est un regard dur, sans pitié, mais dans lequel brille une détermination farouche. Il me fait signe de m’écarter de la zone, me hurlant de nouveau presque dessus :
—?Suis-moi, et fais gaffe où tu marches?!
Je n’ose rien dire, pas un mot. Je hoche simplement la tête et me force à reculer, à quitter le tapis de cadavres où je me suis égaré. à chacun de mes pas, des fluides et des tripes adhèrent à mes semelles, me rappelant que rien, absolument rien de ce cauchemar, ne laisse place à l’innocence ou à la sécurité. Je ne sais pas ou il me mène, le plus loin possible de cet endroit abominable j’espère, quelque part ou je pourrais changer mes fringues viciées.
Essoufflé, le corps entier poisseux de viscères, je me retrouve plaqué violemment contre une paroi de pierre effritée. L’homme qui m’a tiré de ce charnier me tient par le col, son souffle rauque sifflant à travers le casque fendu. J’essaie de rassembler mes esprits?: mes jambes vacillent, mes oreilles bourdonnent, et l’odeur des cadavres me donne toujours la nausée.
—?T’es qui, fils de pute??! Qu’est-ce que tu fous là??
Il jette un regard soup?onneux à mes vêtements, trop ??propres?? ou trop inhabituels pour être ceux d’un soldat ou d’un habitant du coin. Le sang et les fluides du torse qui a explosé sous mon poids semble bien moins le déranger que les coutures de mon costume.
—?T’es un hérétique, c’est ?a?? lache-t-il, la voix mêlée de rage et de peur.
D’autres soldats approchent, la plupart arborant des cottes de mailles entaillées, des spallières rongées par la rouille, et portant des armements improbables?: hallebardes, épées ébréchées, ou bien ces étranges tubes cracheurs de feu. Ils forment un arc de cercle autour de nous, comme pour m’empêcher de fuir. Leurs visages sont marqués par la fatigue, la colère et la méfiance.
Le soldat qui me tient se rapproche un peu plus, me toisant de son regard dur. Je sens son plastron heurter ma poitrine, j’entends son souffle qui siffle. Ses doigts gantés s’enfoncent dans mes épaules, me maintenant fermement contre la pierre.
—?Réponds?! aboie-t-il. T’étais au milieu de ces putains de cadavres?: t’es là pour piller, pour sacrifier?? T’es un espion des démons?? Un putain d’hérétique??!
Je secoue la tête, la bouche sèche, incapable de fournir une réponse cohérente. Je voudrais crier que je ne comprends rien, que je ne suis pas d’ici, que j’étais encore dans mon bureau il y a un instant. Mais ma gorge est nouée, à peine un souffle en sort.
—?N-non… je… je vous jure que je…
Mes mots restent bloqués. Autour de moi, d’autres soldats s’approchent encore?: certains ont des symboles qui paraissent religieux gravés dans le cuir de leurs armures, d’autres exhibent des médaillons lumineux qui, malgré la crasse, dégagent une aura sacrée. à en juger par leurs regards inquisiteurs et leur posture, ils semblent être de ceux qui ne plaisantent pas avec les interdits de leur foi.
—?Parle?! crache mon ge?lier. T’as une gueule à venir d’une citée hérétique ou alors t’es un misérable déserteur, hein?? Avoue?!
Il me secoue violemment, et la douleur explose dans mon dos alors que je heurte le mur une nouvelle fois. Je sens l’étau se resserrer?: dans leurs yeux, je suis déjà coupable. Coupable de quoi?? Je n’en ai aucune idée, mais dans ce monde ci, les jugements on l’air d’être rapidement effectués. A peine quelques secondes et ils m’accusent déjà d’hérésie, je le vois dans leur regard qu’ils ont déjà décidé de mon r?le.
—?Je… je ne sais pas… balbutié-je, la voix tremblante. Je jure que je n’ai aucune idée de l’endroit où je suis.
La réponse ne semble pas lui plaire. Ses lèvres se retroussent en un rictus de mépris.
—?Rien à foutre… reprend il en me toisant de haut. On va bien voir ce que les inquisiteurs feront de toi. Et si tu mens…
Il ne termine pas sa phrase. Le silence qui s’ensuit est encore plus lourd qu’une menace directe.
L’un des autres soldats, un colosse aux cheveux ras, murmure à voix basse :
—??a sent la sorcellerie. Personne ne se retrouve là par hasard. Peut-être qu’il est possédé…
Tous m’observent, comme si j’étais déjà un cadavre ambulant, au même titre que ceux qui jonchent le sol. J’ai un frisson qui me parcourt l’échine, et une angoisse sourde me vrille le crane?: dans quel enfer suis-je tombé?? Et comment leur expliquer une situation que je ne comprends même pas moi-même??
"Non!" je hurle en pleurs, je ne sais pas quoi faire d’autre, je craque. Qu'est ce qu'il m'arrive ?! Quel est cet enfer dans lequel je me retrouve subitement ?
A peine ai-je crié qu’un poing s’enfonce droit dans ma tronche.
Ma tête résonne comme un gong, un choc effroyable qui me vrille le crane. Je sens un craquement dans ma machoire?; la douleur, cinglante, irradie jusque dans ma tempe. Le go?t métallique du sang envahit ma bouche, mélange br?lant de terreur et de rage impuissante. Je m’effondre sur les pavés maculés, ma vision brouillée par les larmes et la souffrance.
—?Tu vas la fermer, espèce de vermine, gronde l’homme au-dessus de moi.
Je ne distingue plus ses traits, seulement l’éclat meurtrier de ses yeux à travers la visière défoncée de son casque. Je n’ai même pas la force de me protéger quand il brandit son gantelet couvert de sang. Mon visage me lance à chaque tentative de respirer.
La douleur me cloue au sol, mais un frisson de pur instinct de survie me parcourt. Je lève tant bien que mal un bras dans un geste désespéré, priant pour qu’ils cessent de me frapper. Autour de nous, les autres soldats échangent des murmures. Je sens leurs regards chargés de défiance, de haine, comme s’ils me voyaient déjà condamné.
—?Qu’est-ce qu’on fait de lui, Caporal?? On l’emmène où on l’achève??
Une voix plus grave que celle de mon agresseur résonne, saturée d’hostilité. Je me recroqueville, tremblant, la main plaquée contre ma joue tuméfiée pour tenter d’endiguer le flot de sang qui goutte de mes lèvres.
—?Je… je ne suis pas… crissé je, à moitié inaudible, en essayant de me redresser.
D’un coup de botte, il me repousse contre la muraille. Mon dos heurte durement la pierre inégale. Des étincelles de lumière dansent devant mes yeux, comme si j’allais m’évanouir à chaque respiration.
—?C’est pas toi qui décides de ce que tu es, me coupe le caporal en pointant son arme – ce lance-flammes artisanal – vers mon visage.
—?Je te préviens, on va t’emmener devant la Sainte Inquisition. Eux, ils sauront tout de suite si t’es un démon, un putain d’hérétique ou juste un pauvre bouffon qui s’est paumé. S’ils ont un doute, ils te feront avouer.
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Son dernier mot résonne d’une manière sinistre, me donnant l’impression qu’ils parlent moins de ??justice?? que de torture. Un long silence s’installe, seulement troublé par mes halètements et le lointain crépitement de flammes.
Je n’ai aucune idée de comment me défendre, et la violence dont ils font preuve me terrorise. Mes larmes roulent sur mes joues, se mêlant au sang et à la crasse. Je per?ois maintenant nettement que mon salut, s’il existe, ne tiendra qu’à un fil au sein de ce monde implacable.
—?Relève-toi.
D’un mouvement sec, deux hommes me soulèvent sous les aisselles, me for?ant à me tenir debout malgré mes jambes flageolantes. Mon corps tout entier vibre d’angoisse et de douleur, tandis qu’ils me maintiennent fermement, prêts à m’achever à la moindre esquisse de fuite.
—?En route, hurle le caporal. On le fou dans une charrette le temps d’avoir les ordres.
Ses hommes, sombres et silencieux, se mettent en marche. Ils m’entra?nent au milieu des ruines, des ordures et des cadavres, dans ce décor cauchemardesque où mes pieds tra?nent, me rappelant à chaque pas que je ne suis plus en sécurité nulle part.
Je suffoque, un vertige constant mena?ant de m’emporter à chaque pas. Mon crane pulse comme si un étau se refermait sur lui, et je sens toujours ce go?t métallique de sang dans ma bouche. Les larmes brouillent ma vue, alors qu’ils me tra?nent sans ménagement sur des pavés défoncés. Ma tenue suinte du sang et des fluides putréfiés qui ont imprégné mon beau costume, il est foutu.
—?Qu’est-ce qu’il m’arrive…? murmuré je, le souffle haché, sans pouvoir m’empêcher de pleurer.
La remarque susurre à peine mes lèvres qu’un des soldats me décoche un regard haineux :
—?T’es mal tombé, sale hérétique.
Ses mots claquent comme un verdict, sans nuance ni pitié. Je baisse les yeux, terrifié. Je comprends que mon apparence, mes vêtements étranges à leurs yeux, et surtout mon incapacité à fournir une explication cohérente font de moi un coupable idéal. Et c’est apparemment exactement ce dont avaient besoin ces hommes, une distraction, une addition à la violence ambiante.
Les ruines autour de nous sont éclairées par les flammes mourantes d’incendies disséminés. Des silhouettes furtives traversent parfois les décombres, d’autres soldats peut-être, ou des créatures comme l’immonde chose que j’ai vu dans le charnier. Je n’arrive pas vraiment à distinguer l’allure de tout ce qui traverse ma vision brouillée. L’air est chargé de suie et de poussière, et à chaque inspiration, mes poumons me br?lent.
Un des soldats qui me maintient grogne à l’autre :
—?Dépêchons nous. On ne sait pas combien de temps tiendra la barrière.
—?La barrière?? fait le premier, un rictus se peignant sur ses traits. ?a fait des jours qu’ils ont d? la lacher, on est seuls ici… alors pas de quartier pour les intrus.
Il me lance un regard mauvais, comme s’il envisageait de me transpercer sur place. Je frémis en entendant ses paroles?: je ne saisis pas tout, mais l’évocation d’une ??barrière?? qui aurait cédé me donne à penser que le front est en train de reculer, que leur position est précaire. Et au fond de moi, une angoisse monte?: s’ils m’estiment trop encombrant, qu’est-ce qui les empêcherait de m’abattre ici, dans ce chaos, sans autre forme de procès??
Je laisse échapper un sanglot que je ne parviens pas à réprimer. Mon corps me fait si mal que je peux à peine marcher, mais ils me forcent à avancer en me tenant par les aisselles, me tra?nant si je faiblis. Je ne sais pas combien de temps nous progressons ainsi, zigzaguant entre des corps et des pans de murs écroulés, mais chaque seconde me semble un supplice.
—?Pas un mot de plus, ordonne celui qui paraissait être le caporal, le même qui m’a frappé. Tente encore de parler de trucs bizarres et je te garantis que je t’arrache la langue.
Je hoche la tête, terrorisé, le souffle court. Je voudrais leur dire que je ne suis pas un hérétique, leur expliquer d’où je viens, mais à chaque fois que je formule une phrase dans mon esprit, ma machoire meurtrie me lance et les mots s’éteignent dans ma gorge. à vrai dire, je doute qu’ils me croient, si je commence à leur raconter ce qui vient de se passer, ?a va encore plus confirmer leur apriori d’hérésie.
Dans le lointain, j’entends de temps à autre des cris déchirés qui résonnent comme des échos fantomatiques. Parfois, un rugissement sourd se fait entendre, suivi d’une lueur intense de flammes au-dessus des toits éventrés. Je frémis à l’idée des choses qui peuvent r?der dans ces ruines.
Soudain, le caporal s’arrête, relevant la main pour faire signe à ses hommes. Je sens leurs poignes se raffermir sur mes épaules. Il se retourne, semblant écouter quelque chose. Pendant une seconde, le silence se fait presque total, à part le crépitement d’un incendie sur notre gauche. Puis le sol se met à vibrer, comme si un écho lointain annon?ait un effondrement ou une explosion.
—?Merde… On a pas de temps à perdre, ricane le caporal, la machoire crispée. J’espère que les chariots sont toujours là… Sinon on va te butter, pas moyen qu’on court avec toi dans nos pattes.
Ses hommes me forcent à nouveau à avancer. Je n’ose pas imaginer ce qu’ils pourraient me faire, mais l’idée me glace plus encore que l’idée d’être emmené quelque part. Dans cet enfer, je n’ai pas d’autre choix que de les suivre, les jambes flageolantes, la tête bourdonnante, un millier de questions hurlant dans mon crane.
Au loin, une escouade fend la brume, visières rabattues, épaules basses, armures en acier composite couvertes de suie, de cendre, et de taches indéfinissables. Ils avancent en formation compacte, le martèlement de leurs pas cloutés résonne comme un glas.
Leur équipement tranche nettement avec celui des hommes déjà présents. Ils portent des cuirasses complètes, renforcées, matées par l’usage, aux angles arrondis par les frottements constants. à la ceinture, des haches de sapeur, des masses courtes, parfois des outils de creusement transformés en armes. Les fusils qu’ils tra?nent ne brillent pas : canons longs, bois fissuré, systèmes d’alimentation manuelle ou à levier — rustiques, fiables, con?us pour fonctionner même couverts de sang ou de boue.
Le chef de l’escouade — identifiable à la bande de tissu noir nouée autour de son bras gauche et aux fixations de commandement vissées à son casque — s’avance. Il ne perd pas de temps, ni de salive.
Sa voix claque, sèche, son couvre-chef :
? Ordre de repli. Le mage de notre groupe a re?u une transmission directe du quartier-ma?tre. Plusieurs abominations signalées. Localisation instable. Front déplacé au point B4. ?
Pas un mot de plus. Ils tournent d’un bloc, leurs bottes martèlent la pierre comme une horloge sinistre. Pas de gestes superflus, pas de regard en arrière.
L’homme qui me tient, le caporal, me lache et fait signe à un autre de ses hommes de prendre sa place.
Il pousse un hurlement qui sature l’air déjà lourd de cendres et de fumées. Son cri résonne dans mes tempes, me faisant vaciller. La pression sur mes bras se relache un instant, mais l’autre soldat me saisit aussit?t dans un mouvement sec, m’entra?nant à la suite du groupe. Je peine à garder l’équilibre sur ce sol jonché de débris et de cadavres.
—?On dégage?! braille le caporal à nouveau, la voix cassée par l’effort. On se regroupe aux chariots, direction Fort Koblor?!
Ce nom me heurte l’esprit sans m’évoquer quoi que ce soit, si ce n’est peut-être l’idée d’une place forte ou d’un bastion. Tout ce que je ressens, c’est la terreur sourde de ne pas savoir où on me tra?ne ni ce que je vais y endurer.
Au loin, la colonne de soldats plus lourdement armés se fond déjà dans la poussière ambiante, casques et plastrons scintillant à la lueur vacillante des incendies. Les mentions d’un mage ayant re?u un message, et d’une ??abomination?? invoquée, me glacent le sang?: voilà donc un conflit qui dépasse l’entendement. Des créatures démoniaque, peut être comparable à la chose rampante?? Ou quelque chose de pire, oui très certainement vu comment ils réagissent tous, mais quoi ?
Le front recule. L’idée semble semer un mélange d’anxiété et de résignation parmi les hommes. Ceux-ci accélèrent, brisant en partie leur formation pour se faufiler entre les ruines, sans plus vraiment prêter attention à moi. Mon ge?lier me serre l’épaule d’une main gantée, me poussant en avant pour me forcer à suivre la cadence.
—?Allez, avance, maudit batard… souffle-t-il, haletant, plus par fatigue que par haine pure.
à chaque pas, mes muscles protestent. Mon dos me fait souffrir au moindre cahot, et la douleur à la machoire pulse toujours, rythmée par mon pouls affolé. Je trébuche plusieurs fois, retenu in extremis pour ne pas m’affaler à nouveau dans les ordures et les corps. Personne ne me soulève avec douceur?; c’est un sec coup de bras, agrippant mon vêtement ou mes cheveux si nécessaire, juste assez pour éviter de perdre un prisonnier. Je suis un fardeau qu’ils ne daignent pas abandonner—peut-être qu’ils me jugent utile pour l’Inquisition, ou craignent ils de faire preuve de trop d’initiative en m’abattant sur le champ.
Nous dévalons une ruelle sombre où le sol, autrefois pavé, est partiellement effondré. Les murs se rapprochent dangereusement, crevassés, noircis par la suie. L’odeur acre de moisissure, de chair br?lée, me soulève de nouveau le c?ur, et je dois me mordre la joue pour ne pas vomir encore.
Très vite, nous aboutissons sur une petite place, si tant est qu’on puisse encore la reconna?tre comme telle?: le dallage est brisé, des pans de murs éventrés laissent deviner un ciel rougeoyant. Dans un coin, plusieurs chariots rudimentaires et charriots plus solides — certains renforcés de plaques métalliques, d’autres ornés de symboles religieux — sont alignés en désordre. Des chevaux efflanqués, tremblants d’épuisement, piaffent nerveusement. L’angoisse générale plane dans l’air, des têtes de créatures dont le sang coule encore sur le sol sont attachés aux chariots comme des trophées.
—?Chargez tout ce qu’on peut?! ordonne le caporal. Et vous, meugle-t-il à l’adresse de deux soldats, ficelez-moi ?a à l’arrière !
Je comprends à peine le sens de ses mots que déjà, on me pousse brutalement vers l’un des chariots. De simples cordes usées me sont passées autour du torse, l’un des hommes s’empressant de serrer des n?uds maladroits. Je suffoque quand les liens me compriment le haut du corps, mais chaque protestation se termine dans un élancement douloureux de ma machoire.
Au milieu du vacarme, je remarque d’autres silhouettes, probablement blessées, entassées dans un autre chariot?: certains gémissent, couverts de bandages grossiers. Des taches de sang s’étendent sur le sol, dessinant des tra?nées qui disparaissent dans l’obscurité. Je me demande si je vais partager leur sort, si je serai simplement jeté parmi les morts en sursis.
—?Caporal?! On est prêts?!
Un soldat moustachu, couvert de suie, brandit une torche. Il tient en laisse un cheval à l’allure exténuée. Le caporal, essoufflé, vérifie d’un regard rapide que tous ses hommes sont présents, puis il grimpe à l’avant du chariot.
—?On file?!
L’ordre claque. Les bêtes se mettent en branle, et les chariots, bringuebalants, s’éloignent dans un fracas de roues sur la pierre. Je suis ballotté sur la planche de bois, la corde me cisaillant la peau à chaque cahot. Mes pensées tourbillonnent?: la peur, la confusion, la douleur…
Un hurlement retentit, il a quelque chose de profondément inhumain. C’est un beuglement rauque, démesuré, qui se prolonge sur plusieurs longues secondes sans la moindre interruption, comme si la créature qui l’émettait disposait de poumons immenses, impossibles. Je sens mes entrailles se tordre, un frisson me traversant de la nuque aux talons. Tous les hommes autour de moi se crispent?: même les plus endurcis cessent de parler, comme si le moindre son risquait d’inviter la monstruosité dans leur direction.
Les chevaux, déjà agités, prennent soudain un galop fou. Le sol tremble sous leurs sabots, les roues des chariots vibrent violemment dans les ornières et sur les pavés brisés. Je m’agrippe à la ridelle, malgré mes liens, pour ne pas être projeté hors du véhicule. Chaque soubresaut ravive la douleur dans mon crane et me donne la sensation qu’une lame me transperce la machoire.
—?Par la Grace du Divin, protège-nous… marmonne un des soldats, à peine audible.
Ses compagnons reprennent en ch?ur, leurs prières se muant en un brouhaha confus, comme si chacun suppliait son saint ou son ordre de sauver leur ame. Personne ne se risque à rire de ce zèle religieux?: l’horreur de l’instant les a soudés dans une foi commune, ou tout du moins dans la même terreur.
Le caporal, juché à l’avant du chariot, jette des coups d’?il nerveux derrière lui. Son arme, ce tube crachant le feu, est posée à portée de main. Il a le menton crispé, les lèvres pincées?: on devine à peine le tremblement dans ses doigts lorsqu’il ramène les rênes pour forcer le cheval à virer brusquement, évitant de justesse un amas de gravats. L’avant-train de la bête manque de trébucher, mais l’animal se reprend, mordu par la peur qui flotte dans l’air.
Je tourne la tête pour tenter d’apercevoir l’origine du beuglement. Par-dessus les murs effondrés et les toits éventrés, je distingue maintenant quelque chose d’énorme qui se dresse au loin?: une silhouette difforme, massivement large, et pourtant à peine visible dans la nuit rougeoyante. Une seconde, j’ai l’impression d’entrevoir un bras gigantesque, ou peut-être une patte couverte de plaques osseuses. Des braises ou des flammèches voltigent autour de ce monstre, ou sont-ce des projectiles que j’imagine?? Difficile à dire. Le sol continue de trembler à intervalles irréguliers.
—?L’abominable… lache le soldat moustachu, la voix blanche. Ils ont réussi à invoquer ces saloperies…
Aussit?t, le caporal beugle?:
—?La ferme?! Concentre-toi sur ta putain de conduite, on doit atteindre Fort Koblor avant qu’ils ne nous rattrapent?!
Le hurlement reprend, assourdissant, plus proche cette fois. Un fracas retentit, suivi d’un grondement sourd comme un éboulement. Au même instant, je vois une lueur diffuse, d’une couleur bizarrement violacée, illuminer la cime des batiments à l’horizon. Des colonnes de feu ou d’énergie jaillissent, se dissipent, puis disparaissent en un éclair.
Les chariots s’engouffrent dans une rue étroite, manquant de basculer à chaque virage, bousculant au passage des décombres et des cadavres à moitié calcinés. Au fond de la ruelle, je repère un vaste porche en arc, probablement un ancien portail de pierre?: il est partiellement effondré, et des dalles brisées laissent appara?tre un sol détrempé de boue sombre. Les chevaux, hagards, forcent le passage, ruant dans un fracas de bois éclaté.
Je retiens un cri lorsqu’un soubresaut me propulse presque par-dessus le rebord du chariot. Les cordes me cisaillent la poitrine, et je ressens un choc aigu dans mes c?tes?: je reprends mon équilibre de justesse, la tête bourdonnante.
—?Tenez bon, ordonne le caporal, sans se retourner.
Autour de moi, quelques blessés, en sang, gémissent faiblement, leurs yeux vides levés vers le ciel rougeatre. Dans cet enfer qui file à toute allure, personne ne semble se soucier de les réconforter. La seule préoccupation est de fuir la menace invisible — mais ? combien palpable?— qui gronde derrière les murs en ruine.
Je ferme les yeux, ne serait-ce qu’une demi-seconde. Je voudrais me réveiller, me retrouver loin de ce cauchemar. Mais la douleur, la puanteur, la violence de chaque cahot me ramènent à la réalité?: je suis bel et bien prisonnier dans ce monde, et je n’ai pas la moindre idée de la suite.
Alors, je prie moi aussi, sans même savoir à qui ou à quoi j’adresse mes mots. Je les murmure entre mes lèvres fendues?; un appel, un espoir vide. Parce que face à ces hurlements monstrueux, face à ces soldats fanatisés, je n’ai rien de plus. Rien, sinon la peur qui martèle mon c?ur.
Des détonations énormes qui font vibrer l'air retentissent, elles transpercent la nuit dans des éclairs dorés, illuminant presque autant que les incendies.
Le convoi s’ébranle au galop, continuant à vive allure sous les tirs qui résonnent au loin. Les détonations tonitruantes semblent déchirer l’air à intervalles réguliers?; à chaque écho, mon c?ur manque un battement. Je ne sais pas si cette furie provient d’artilleries rudimentaires, de quelque art occulte, ou de leur ? dieu ?. Peu importe?: chaque coup me donne l’impression qu’un géant invisible s’acharne à en tuer un autre.
Le ciel s’assombrit au fur et à mesure que nous nous éloignons des ruines. Entre deux chocs, je parviens à lever la tête?: la ville derrière nous n’est plus qu’un décor de cauchemar, éventré, embrasé, d’où s’élèvent encore des volutes de fumée. Les soldats, l’air sombre, gardent le silence. Aucun ne veut prononcer les mots qui trahiraient leur crainte?: le front a cédé, un ennemi titanesque a été invoqué, et nous fuyons tant bien que mal.
Les platanes ou arbres qui parsemaient jadis les abords de la cité ne sont plus que des troncs calcinés, tordus, comme s’ils s’étaient consumés de l’intérieur. Seuls certains semblent encore en vie, étonnamment verts même au milieu de la nuit, comme s’ils avaient profités de la mort des autres. Les champs alentour sont hérissés de cratères, de débris d’équipements et de monceaux de cadavres auxquels on ne prête plus attention. Au fur et à mesure de notre avancée, je vois des silhouettes d’autres groupes en déroute, parfois même des attelages démolis qu’on abandonne là. Les sabots de nos chevaux soulèvent une poussière grise, cendreuse, qui enveloppe le chariot dans un nuage oppressant.
Je suis toujours solidement attaché, l’épaule meurtrie par la corde qui frotte. Le caporal, juché à l’avant, harangue ses hommes pour tenir l’allure, lan?ant parfois un signe de la main à un éclaireur ou un soldat isolé. Si quelqu’un est blessé ou à bout de force, on l’aide du bout des bras. Pas un mot de réconfort?: tout le monde craint de s’arrêter.
Pendant près d’une heure, nous progressons ainsi. Le paysage dévasté défile, monotone, donnant l’impression que la guerre a tout ravagé sur des lieues à la ronde. Aucune forme de vie, pas même un oiseau ou un insecte, ne vient troubler cet horizon de mort et de poussière. Peut être que c’est parce qu’il fait nuit, parce que les sabots des chevaux et les roues des chariots résonnent sur les pavés – ou peut être qu’il y a une autre raison - ou encore simplement que je suis trop mal pour pouvoir remarquer quoique ce soit.
Je sens des crampes me saisir les mollets?; mes poignets liés sont engourdis. Parfois, un des soldats croise mon regard. Tout ce que j’y lis, c’est une froide indifférence, voire du dégo?t. à leurs yeux, je ne suis qu’une ordure suspecte qu’il faut livrer à l’Inquisition. Et malgré la brutalité qu’ils viennent de me faire subir, je ne peux m’empêcher de les plaindre, emportés dans cette fuite en avant, traqués par un mal plus grand qu’eux. Je n’ose même plus essayer de leur parler, je crains trop un poing dans la tronche, c’est dommage car nous parlons miraculeusement la même langue…
Finalement, un cri retentit?:
—?Là-bas, on voit Koblor?!
La vue me coupe le souffle — ou peut-être est-ce encore la douleur, la fatigue, ou l’odeur persistante de la guerre. Non… c’est bien cette vision-là?: Fort Koblor.