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Chapitre 3

  Chapitre 3

  La nuit était tombée sur la maison des Talep, enveloppant le grenier d'une pénombre que la lampe de bureau peinait à dissiper. Enzo n'avait pas quitté la petite pièce depuis sa conversation avec Mireille, déterminé à comprendre le phénomène des lettres avant de s'aventurer dans un nouveau voyage.

  Devant lui s'étalaient les notes de son grand-père – des carnets remplis d'observations méticuleuses sur chaque lettre, chaque voyage. Jean avait consigné ses expériences pendant des décennies, créant une sorte de journal de bord d'un explorateur du temps. Enzo y découvrait un homme qu'il croyait conna?tre, mais dont l'existence avait comporté une dimension secrète, fascinante et inquiétante à la fois.

  "12 mai 1985 – Voyage à Saint-Pétersbourg, 1917. Plus intense que les précédents. Une femme m'a fixé directement, comme si elle me voyait. Convergence croissante? Le symbole réappara?t, toujours au même endroit."

  "3 novembre 1991 – Retour à Verdun. Tentative d'intervention échouée. Impossible d'altérer le cours des événements. Observation seulement."

  "17 avril 2002 – Théorie de la boucle temporelle. Et si tout était connecté? Si chaque voyage avait un but précis? Rechercher d'autres témoins potentiels dans la famille."

  Les entrées se poursuivaient jusqu'à quelques semaines avant le décès de Jean. La dernière, datée du 25 mai 2022, contenait une phrase énigmatique:

  "La constellation complète. Le chemin révélé. Enzo doit suivre les étoiles jusqu'au bout. Le cercle approche de sa fermeture."

  Son nom, écrit de la main tremblante de son grand-père mourant. Enzo sentit un frisson le parcourir. Jean savait qu'il découvrirait les lettres. Il l'avait préparé pour cette mission, quoi qu'elle puisse être.

  Près des carnets, la lettre de la Nouvelle-Orléans attendait. Datée du 3 mars 1920, elle était adressée à un certain James Wilcox et signée par un homme nommé Robert Beaumont. Le papier, légèrement jauni par le temps, dégageait encore une subtile odeur de tabac et d'alcool.

  Enzo hésita. La nuit était déjà bien avancée, et les avertissements de Mireille résonnaient encore dans son esprit. "Plus on s'enfonce dans ces voyages, plus il devient difficile de rester ancré dans le présent." Devait-il attendre le matin? Prévenir quelqu'un de ce qu'il s'apprêtait à faire?

  Son téléphone vibra sur le bureau. Un nouveau message de Sophie:

  "J'ai retrouvé cet article sur les clubs clandestins de la Nouvelle-Orléans pendant la Prohibition. ?a pourrait t'intéresser: 'The Midnight Star' était apparemment le plus célèbre. à demain."

  The Midnight Star. L'étoile de Minuit. Encore une référence aux étoiles, comme la Grande Ourse qui servait de fil conducteur entre les lettres. Ce ne pouvait être une co?ncidence.

  La décision était prise. Enzo alluma l'enregistreur de son téléphone – une précaution, une fa?on de documenter son expérience – puis commen?a à lire la lettre à voix haute.

  "La Nouvelle-Orléans, 3 mars 1920

  Mon cher James,

  La ville n'est plus la même depuis l'entrée en vigueur de cette maudite Prohibition. Les rues qui résonnaient autrefois de musique et de rires prennent désormais des allures de théatres d'ombres où chaque regard est suspicieux, chaque porte close dissimule un secret. Mais tu connais la Nouvelle-Orléans – elle a survécu aux incendies, aux épidémies et aux ouragans. Ce n'est pas une simple loi qui éteindra sa flamme.

  The Midnight Star prospère malgré tout. Tu serais étonné de voir qui fréquente notre établissement désormais. Des politiciens, des juges, ceux-là mêmes qui ont voté pour assécher le pays viennent noyer leur hypocrisie dans notre bourbon. La semaine dernière, j'ai même aper?u ce sénateur – celui dont je t'ai parlé dans ma dernière lettre – dansant avec une des filles jusqu'à l'aube."

  Alors qu'il poursuivait sa lecture, Enzo sentit la familière sensation de détachement l'envahir. La lumière de la lampe vacilla, les ombres du grenier s'étirèrent comme de l'encre diluée. Les sons de la maison s'estompèrent, remplacés par un bourdonnement croissant, comme celui d'une foule lointaine.

  L'air autour de lui sembla s'épaissir, se charger d'humidité et d'odeurs inconnues – un mélange entêtant de parfums lourds, d'alcool, de sueur et de fumée de cigarette.

  Le voyage avait commencé.

  Lorsque sa vision s'éclaircit, Enzo se tenait dans une ruelle étroite et mal éclairée. L'air était chaud et moite, chargé des effluves du Mississippi tout proche. Des sons filtraient à travers les murs d'un batiment de briques rouges sans fenêtres apparentes: le rythme hypnotique d'un jazz naissant, des éclats de rire, le tintement des verres.

  Une porte discrète, gardée par un homme à la carrure imposante, constituait la seule entrée visible. Au-dessus, un néon bleuté clignotait faiblement, dessinant les contours d'une étoile à cinq branches – The Midnight Star.

  Un couple élégant s'approcha de la porte. L'homme murmura quelques mots au gardien, qui hocha la tête et les laissa entrer. Enzo se glissa derrière eux, traversant littéralement le corps du videur comme s'il était fait de brume.

  L'intérieur du club était un autre monde. Une salle spacieuse où des dizaines de personnes se pressaient autour de tables rondes à la lueur tamisée des lampes. Sur une petite scène, un quartet de jazz jouait avec une intensité qui électrisait l'atmosphère. Un contrebassiste noir au visage luisant de sueur dictait le rythme, accompagné d'un pianiste aux doigts agiles, d'un clarinettiste et d'un batteur qui semblait en transe.

  Un bar en acajou poli occupait tout un mur, derrière lequel des bouteilles sans étiquettes s'alignaient en rangs serrés. Le barman, un homme d'age moyen aux manches retroussées révélant des avant-bras musclés, servait les clients avec une efficacité précise.

  "Robert," appela quelqu'un depuis le fond de la salle. "Table 7 demande la 'spécialité'."

  Le barman hocha la tête et sortit une bouteille dissimulée sous le comptoir. Robert Beaumont, comprit Enzo. L'auteur de la lettre.

  Enzo s'approcha, fasciné par cet homme qui naviguait avec aisance dans cet univers clandestin. Robert avait un visage marqué par l'expérience, des yeux vifs qui ne manquaient aucun détail de ce qui se passait dans son établissement. Une cicatrice fine barrait son sourcil gauche, seule trace visible d'un passé probablement mouvementé.

  "Monsieur Beaumont," dit une voix au fort accent cajun. "Y'a quelqu'un qui vous demande."

  Robert se tourna vers un jeune serveur qui désignait discrètement l'entrée d'un couloir à l'arrière du club. Un homme s'y tenait, partiellement dissimulé dans l'ombre, mais dont la posture rigide détonnait dans l'ambiance décontractée du lieu.

  "Garde un ?il sur le bar, Louis," ordonna Robert avant de se diriger vers l'inconnu.

  M? par un instinct qu'il ne s'expliquait pas, Enzo suivit les deux hommes qui s'enfoncèrent dans un couloir faiblement éclairé, puis dans un bureau exigu mais élégamment meublé.

  L'inconnu retira son chapeau, révélant un visage sévère aux traits anguleux.

  "Agent Mercer," dit Robert d'une voix neutre. "Que me vaut l'honneur de votre visite?"

  "épargnez-moi les politesses, Beaumont," répliqua l'agent du Bureau de la Prohibition. "Nous savons tous les deux pourquoi je suis ici."

  Robert s'assit derrière son bureau, parfaitement calme. "éclairez-moi."

  Mercer posa brusquement une photographie sur le bureau. "Cet homme. Oscar Wilde. Un de vos fournisseurs, je crois?"

  Enzo se pencha pour mieux voir. La photo montrait un homme trapu chargeant des caisses dans un camion.

  "Je ne contr?le pas qui vient boire dans mon établissement," répondit Robert avec un haussement d'épaules. "Si ce monsieur est venu ici, c'était en tant que client."

  "Wilde a été arrêté hier soir près du port. Avec cinquante caisses de whisky canadien." Mercer se pencha en avant. "Et savez-vous ce qu'il a dit pour tenter d'alléger sa peine? Que tout était destiné au Midnight Star."

  Un silence tendu s'installa. Robert garda son calme, mais Enzo remarqua que ses doigts s'étaient légèrement crispés sur l'accoudoir de son fauteuil.

  "Les hommes dans sa situation disent beaucoup de choses, Agent Mercer."

  "Il a aussi mentionné autre chose d'intéressant." Mercer sortit un petit carnet de sa poche. "Quelque chose à propos d'un 'chargement spécial' qui arriverait bient?t. Pas de l'alcool, selon lui. Quelque chose de 'bien plus précieux'."

  Cette fois, une lueur d'inquiétude traversa le regard de Robert. Elle fut si fugace qu'Enzo se demanda s'il ne l'avait pas imaginée.

  "Je n'ai aucune idée de ce dont vous parlez," répondit Robert. "Mon établissement est un club de jazz. Si certains clients apportent leurs propres... rafra?chissements, je ne peux guère les en empêcher."

  Mercer eut un sourire glacial. "Nous savons tous deux que c'est un mensonge, Beaumont. La question est: jusqu'où êtes-vous prêt à aller pour le maintenir?" Il fit une pause calculée. "Le Bureau peut se montrer... accommodant avec ceux qui coopèrent."

  "Me proposeriez-vous un arrangement, Agent Mercer?" demanda Robert, un sourcil levé.

  "Disons plut?t un échange de bons procédés. Nous pourrions fermer les yeux sur vos activités concernant l'alcool si vous nous aidez à intercepter ce... 'chargement spécial'."

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  Robert sembla peser le pour et le contre. "Et si je refuse?"

  "Une descente en bonne et due forme. Dès ce soir. Avec tout ce que cela implique – arrestations, saisies, fermeture définitive." Mercer sourit. "Sans compter la publicité défavorable pour vos clients de marque. Ce sénateur, par exemple..."

  Le visage de Robert se durcit. "Je vois. Alors c'est du chantage."

  "C'est de la négociation, Beaumont. Vous devriez apprécier – après tout, c'est votre spécialité, non?" Mercer se leva et remit son chapeau. "Vous avez jusqu'à demain midi pour me contacter. Passé ce délai..."

  La menace resta en suspens, mais son message était clair. L'agent se dirigea vers la porte, puis se retourna une dernière fois:

  "Oh, et Beaumont? Ne tentez rien de stupide. Mes hommes surveillent toutes les sorties."

  La porte se referma, laissant Robert seul – ou presque, puisqu'Enzo, invisible, observait toujours la scène. Le propriétaire du club resta immobile un long moment, puis se leva brusquement et se dirigea vers un tableau accroché au mur. Il le fit pivoter, révélant un petit coffre-fort qu'il ouvrit rapidement.

  à l'intérieur se trouvait une enveloppe qu'il saisit avec précaution. Il l'ouvrit et en sortit ce qui semblait être une liste de noms, accompagnée d'une petite clé en laiton.

  Un coup discret à la porte interrompit son examen.

  "Entrez," dit-il en remettant rapidement les documents dans le coffre.

  Une jeune femme à la peau sombre et aux yeux intelligents pénétra dans la pièce. Vêtue d'une robe chatoyante qui captait la lumière à chacun de ses mouvements, elle dégageait une présence magnétique.

  "Josephine," dit Robert avec un soulagement évident. "Tu as entendu?"

  "Tout," confirma-t-elle. "Les murs ont des oreilles, surtout quand les portes ne sont pas complètement fermées." Elle jeta un regard significatif vers la porte du bureau, puis vint s'asseoir face à lui. "Qu'est-ce qu'on fait?"

  "On doit avertir Marcus. Le chargement doit être détourné." Robert passa une main fatiguée sur son visage. "Ces gens comptent sur nous, Jo. On ne peut pas les abandonner."

  Enzo tiqua. De quoi parlaient-ils? Quel genre de "chargement" nécessitait tant de précautions?

  Josephine sembla lire ses pensées. "On pourrait repousser. Attendre que les choses se calment."

  Robert secoua la tête. "Impossible. Ils sont déjà en route depuis Cuba. Et ce n'est pas comme s'ils pouvaient retourner là-bas."

  Cuba. L'intuition d'Enzo s'éveilla. 1920. La Grande Migration noire battait son plein, ainsi que les premières vagues d'immigration caribéenne vers les états-Unis. Parallèlement, de nombreux réfugiés fuyaient les régimes répressifs d'Amérique latine et des Cara?bes.

  "Tu crois qu'on a une taupe?" demanda Josephine, ramenant Enzo à la conversation.

  "Peut-être. Ou peut-être que Wilde a simplement trop parlé." Robert ouvrit un tiroir et en sortit un revolver qu'il vérifia méthodiquement. "Dans tous les cas, on ne peut plus utiliser l'itinéraire habituel."

  "Le bayou, alors?"

  Robert acquies?a. "C'est plus dangereux, mais on n'a pas le choix. Il faut que tu contactes le Professeur. Dis-lui qu'on passe au plan B."

  Josephine se leva gracieusement. "Et toi?"

  "Je vais distraire nos amis fédéraux." Un sourire déterminé apparut sur son visage. "Il est temps de sortir notre meilleur whisky et d'organiser la soirée la plus mémorable que la Nouvelle-Orléans ait connue depuis Mardi Gras."

  Alors que Josephine s'apprêtait à sortir, Robert l'arrêta par le bras.

  "Jo... Si quelque chose tourne mal..." Il hésita, puis ouvrit à nouveau le coffre-fort et en sortit une petite carte qu'il lui tendit. "Prends ?a. C'est l'adresse d'un contact à Chicago. Il t'aidera à dispara?tre si nécessaire."

  Elle prit la carte, l'examina, puis la glissa dans son corsage. "Rien ne tournera mal. On a eu des situations plus difficiles."

  "Pas avec le Bureau impliqué," murmura Robert. "Ces types ne lachent jamais prise."

  Elle lui offrit un sourire rassurant avant de quitter la pièce, laissant Robert seul avec ses pensées... et avec Enzo, toujours invisible mais de plus en plus intrigué.

  Le propriétaire du club resta assis un moment, puis se leva résolument et retourna dans la salle principale. Enzo le suivit, observant comment l'homme changeait d'attitude en franchissant la porte, adoptant le masque jovial du patron de club, saluant ses clients avec une familiarité chaleureuse qui ne trahissait rien de ses préoccupations.

  Sur la scène, le quartet avait été rejoint par une chanteuse dont la voix puissante et sensuelle captivait l'audience. Le club était maintenant comble, l'atmosphère électrique. Personne n'aurait pu deviner les tensions qui couvaient sous cette fa?ade festive.

  Enzo remarqua que plusieurs hommes postés stratégiquement aux différentes entrées échangeaient des regards entendus. Des agents fédéraux, probablement. La souricière se mettait en place.

  Dans un coin de la salle, Josephine conversait discrètement avec un homme agé à l'allure distinguée, que plusieurs personnes saluaient respectueusement au passage. Le "Professeur", supposa Enzo.

  Son attention fut soudain attirée par un détail étrange. Sur le mur derrière le bar, partiellement masqué par les bouteilles, se trouvait un dessin à la craie: la Grande Ourse, le même symbole que dans les lettres précédentes.

  Alors qu'il s'approchait pour l'examiner, la scène commen?a à vaciller autour de lui. Les sons s'étouffèrent progressivement, les couleurs perdirent de leur intensité. Le voyage touchait à sa fin.

  Mais avant que tout ne disparaisse complètement, Enzo eut le temps d'apercevoir une silhouette qui se détachait de la foule. Un homme qui, contrairement aux autres, semblait regarder directement dans sa direction. Un homme dont le visage lui parut étrangement familier, bien qu'il f?t incapable de l'identifier dans l'instant.

  L'inconnu inclina légèrement la tête, comme pour le saluer, puis dessina dans l'air un geste circulaire. Et sur ses lèvres, Enzo crut lire ces mots: "Le cercle se referme."

  Puis tout s'effa?a dans un tourbillon de sensations, et Enzo se retrouva à nouveau dans le grenier, la lettre de la Nouvelle-Orléans entre les mains, le souffle court et l'esprit en ébullition.

  L'enregistreur de son téléphone tournait toujours. Enzo l'arrêta d'une main tremblante et vérifia la durée: vingt-trois minutes s'étaient écoulées depuis qu'il avait commencé la lecture de la lettre. Vingt-trois minutes pendant lesquelles sa conscience avait voyagé presque cent ans en arrière.

  Il se leva et fit quelques pas chancelants pour retrouver ses sensations, encore imprégné des odeurs et des sons du club clandestin. Cette fois, l'expérience avait été encore plus intense que les précédentes. Plus longue aussi. Et cet homme qui semblait l'avoir vu... Qui était-il?

  Enzo reprit la lettre et l'examina attentivement, cherchant un indice, une annotation apparue comme celle de Marie Laurent. Rien à première vue.

  Mais en retournant le papier, il découvrit une phrase écrite au dos, d'une écriture différente de celle de Robert Beaumont:

  "Les observateurs se multiplient. L'étoile guide vers le palais d'hiver, 1917. Attention aux convergences."

  


      
  1. La Russie à la veille de la révolution. L'indice vers la prochaine lettre était clair. Mais la mention des "observateurs" et des "convergences" l'intriguait encore plus. Il n'était pas le seul à voyager dans le temps à travers ces lettres. D'autres l'avaient précédé – son grand-père, certainement, mais peut-être d'autres personnes.


  2.   


  Et ces voyageurs semblaient parfois visibles pour certaines personnes du passé. Des "convergences", comme les appelait Jean dans ses notes.

  Enzo consulta sa montre. Il était près de quatre heures du matin. La fatigue commen?ait à peser sur ses épaules, mais son esprit était trop stimulé pour envisager le sommeil. Il décida de réécouter l'enregistrement qu'il venait de réaliser, espérant y trouver des détails qu'il aurait pu manquer pendant son voyage.

  Sa propre voix résonnait étrangement alors qu'il lisait la lettre. Puis venait un long silence, interrompu seulement par sa respiration régulière, comme s'il était endormi ou en transe. Mais à la dix-septième minute, quelque chose d'inattendu se produisit.

  Une voix qui n'était pas la sienne, faible mais distincte, murmura dans l'enregistreur: "Cherche Anastasia. La constellation complète commence à appara?tre."

  Enzo sentit un frisson parcourir son échine. La voix lui était vaguement familière, mais il n'arrivait pas à l'identifier avec certitude. Une chose était s?re: il n'avait pas prononcé ces mots lui-même.

  Quelqu'un – ou quelque chose – avait communiqué avec lui pendant son voyage, laissant un message capté par son téléphone.

  La fatigue oubliée, Enzo sortit la lettre suivante de la bo?te. "Saint-Pétersbourg, 1917." L'année de la révolution russe qui renversa la dynastie des Romanov. Anastasia... La plus jeune fille du Tsar Nicolas II, dont le destin tragique avait fait l'objet de tant de légendes et de théories du complot.

  Que pouvait bien être le lien entre tous ces événements historiques? Entre Verdun, la Résistance fran?aise, la Prohibition américaine et maintenant la chute des Romanov? Quel fil invisible reliait ces époques et ces lieux si disparates?

  Un bruit dans l'escalier le fit sursauter. Des pas légers montaient vers le grenier.

  "Enzo?" appela doucement Mireille. "Tu es encore là-haut?"

  Il rangea précipitamment la lettre de Russie et ouvrit la porte. Sa grand-mère se tenait sur le palier, enveloppée dans sa robe de chambre, le visage marqué par l'inquiétude.

  "Tu n'as pas dormi," constata-t-elle.

  "J'ai fait un autre voyage," admit-il. "La Nouvelle-Orléans, 1920."

  Mireille hocha la tête sans surprise. "Jean passait aussi des nuits entières ici. Il disait que le temps fonctionnait différemment quand on voyage." Elle lui tendit une tasse fumante. "Du thé. Tu devrais faire une pause."

  Enzo accepta la tasse avec gratitude. "Mamie, est-ce que Papi t'a déjà parlé d'Anastasia Romanov?"

  Une expression étrange traversa le visage de la vieille dame. "La princesse russe? Oui, il la mentionnait parfois. Il disait qu'elle détenait une clé." Elle hésita. "Pourquoi?"

  "Une voix dans mon enregistrement. Elle m'a dit de la chercher."

  Mireille s'assit lentement sur une chaise près de la porte. "Tu enregistres tes voyages?"

  "J'ai essayé, pour voir si je disais quelque chose pendant mon... absence."

  "Et cette voix, tu l'as reconnue?"

  Enzo secoua la tête. "Pas vraiment. Elle me semblait familière, mais..."

  "Jean disait que parfois, les voyageurs peuvent communiquer entre eux. à travers le temps." Mireille semblait choisir ses mots avec précaution. "Il croyait que certains points de l'histoire étaient comme des... des n?uds où les fils du temps s'entrecroisent. Des endroits où les voyageurs peuvent se croiser."

  "Tu veux dire que quelqu'un d'autre voyageait en même temps que moi? Quelqu'un du futur?"

  "Ou du passé. Ou d'un présent parallèle." Elle eut un petit rire sans joie. "Jean avait beaucoup de théories. Certaines semblaient folles, mais maintenant..."

  Enzo but une gorgée de thé, tentant d'assimiler ces nouvelles informations. "Je crois que j'ai vu quelqu'un, à la fin. Un homme qui semblait me regarder. Il a fait un geste..." Il mima le mouvement circulaire. "Comme ?a."

  Mireille palit visiblement. "Et il a dit quelque chose?"

  "'Le cercle se referme.' Je l'ai lu sur ses lèvres."

  Sa grand-mère resta silencieuse un long moment. "C'est ce que Jean répétait ces derniers temps," dit-elle finalement. "Que le cercle devait se refermer." Elle leva les yeux vers lui. "Enzo, promets-moi d'être prudent. Ces voyages... ils ont consumé ton grand-père. Parfois, je me demande si sa mort n'était pas liée à..."

  Elle s'interrompit, mais son implication était claire.

  "Tu penses que les voyages l'ont tué?" demanda Enzo, la gorge soudain sèche.

  "Je ne sais pas. Mais les dernières semaines, il était... différent. Comme s'il avait un pied dans ce monde et un autre ailleurs." Elle prit sa main. "Je ne veux pas te perdre aussi."

  Enzo serra sa main frêle dans la sienne. "Je ferai attention, Mamie. Je te le promets."

  Mais au fond de lui, il savait déjà qu'il ne pourrait pas s'arrêter. Pas maintenant. Les lettres, les voyages, les indices – tout formait un puzzle dont il commen?ait à peine à distinguer les contours. Et quelque part au c?ur de ce mystère se trouvait la raison pour laquelle son grand-père lui avait transmis ce don – ou cette malédiction.

  "Tu devrais te reposer un peu," dit doucement Mireille. "Sophie arrive dans quelques heures, non?"

  Enzo acquies?a. Sophie. Il avait presque oublié. Sa collègue qui, par une étrange co?ncidence, lui avait envoyé des informations sur la Nouvelle-Orléans juste avant son voyage. Un autre fil dans cette tapisserie temporelle de plus en plus complexe.

  "Je vais descendre," concéda-t-il finalement.

  Mais alors qu'il suivait sa grand-mère dans l'escalier, laissant derrière lui le grenier et ses lettres mystérieuses, Enzo savait qu'il reviendrait bient?t. La prochaine lettre attendait. Saint-Pétersbourg, 1917. Anastasia et ses secrets.

  Le cercle continuait de se tisser, et il était désormais une part essentielle de sa trame.

  Dans la cuisine, les premières lueurs de l'aube filtraient à travers les rideaux. Un nouveau jour se levait, mais l'esprit d'Enzo était toujours parmi les ombres du Midnight Star, où un homme mystérieux l'avait regardé à travers le voile du temps, annon?ant la fermeture d'un cercle dont il ignorait encore la nature.

  Et quelque part au fond de lui, une intuition grandissait: ce cercle avait commencé bien avant sa naissance et s'étendait peut-être bien au-delà de ce qu'il pouvait imaginer. Un motif complexe tissé à travers l'histoire, dont les lettres n'étaient que les fils visibles.

  La constellation complétée. L'étoile qui guide. Les observateurs.

  Tant d'énigmes qui attendaient d'être résolues.

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