Une bosse, et encore une autre. Comment les gens d’ici peuvent-ils appeler cela une route ? se dit Bertol à mesure que les secousses du chariot venaient imprimer les planches dans son derrière. Pendant que le pommeau de son épée courte, accroché à sa ceinture, rentrait petit à petit dans ses c?tes. Il ne pensait pas que voyager dans les montagnes pouvait être aussi pénible, et une partie de lui regrettait de ne pas avoir à faire la route à pied. à l’avant du chariot, le père Jarriot sifflotait un air étranger, indifférent aux cahots du chemin. Tant mieux pour toi, vieillard, pensa Bertol en songeant aux multiples fois où il avait d? remettre les roues en place ces derniers jours. Au moins, le paysage en valait la peine. Les montagnes beliroises s'élevaient haut au nord, majestueuses, leur ombre venant parfois noyer le paysage escarpé, où le chemin serpentait difficilement. Dans cette partie du royaume de Penddragon, on ne trouvait que peu de villages ; cela faisait des jours qu’il n’avait pas vu d’autre être humain que ce vieillard siffleur qui avait gentiment accepté de l’emmener jusqu’au village de Haut-Lac. Tout était si calme, plongé dans un silence interrompu seulement par le bruit de la charrette et, de temps en temps, le cri d’une marmotte ou d’un rapace. De vastes forêts de sapins parsemaient les pics, là où la neige n’était pas venue les ensevelir. Heureusement que ce n’était pas le cas en contrebas, là où ils se trouvaient. Bertol avait déjà suffisamment sué dans sa brigandine à remettre les roues en place pour ajouter en plus le déblayage de la neige. Pourtant, malgré l’absence de neige, le froid était mordant. Il s’insinuait jusque dans les os, ponctué de brises glaciales qui faisaient voler ses cheveux bruns, coupés courts mais en bataille. Parfois, le soleil per?ait la monotonie du froid automnal, réchauffant brièvement ses joues avant de l’aveugler. Il se protégeait alors avec son vieux bouclier, qu’il gardait précieusement à portée de main. Tout cela se répétait depuis des heures : le froid, le soleil, une roue qui se détachait, lui qui descendait seul pour la réparer, sous prétexte que Jarriot avait trop mal au dos. Pour briser cette monotonie, Bertol relisait la lettre de Suri, griffonnée sur un vieux morceau de tissu. L’encre était parfois à peine lisible.
“?a fait un bail le longues jambes.”
“Le longues jambes”
Ce surnom lui arrachait toujours un sourire en coin. De toute sa vie, Bertol n’avait jamais rencontré un autre gobelin qui utilisait cette expression, même si Suri était le premier qu’il avait connu.
“Dis donc, depuis le temps, t’as appris à lire et à écrire. Comme quoi, bosser pour les aristos, ?a paye. J’ai entendu des rumeurs à ton sujet. T’es dans de beaux draps, hein ? Bref, le dessin de la lune que tu m’as envoyé, c’est bien ce que tu crois. Mais pour ce que tu me demandes, ?a va être compliqué. Retrouve-moi au village de Haut-Lac. On discutera en face à face. Et surtout, fais profil bas : t’es pas le seul avec une prime sur la tête, vieux frère.”
“Prime”. Le mot lui laissait un go?t amer. Cela devait faire au moins trois mois qu’il avait d? fuir les terres du baron Duralon, et pourtant il n’arrivait toujours pas à se faire à son nouveau statut d’homme recherché. Mais bient?t, cela changerait, si son plan fonctionnait. Alors qu’il terminait sa lecture, la charrette s’arrêta brusquement. Bertol se prépara à descendre pour réparer une roue, mais son regard fut attiré par une silhouette de maison, un peu plus loin sur une colline.
— On est arrivé, mon gars, lan?a Jarriot, l’air un peu inquiet.
— Vous ne pouvez pas m’emmener plus proche, le chemin continue.
Jarriot fit une grimace que Bertol ne lui avait encore jamais vue.
— Je… je ne veux pas tomber malade.
— Malade ? Il y a une épidémie par ici ?
— Pas qu’ici, mais on dit que c’est de là que ?a vient… enfin, tu verras, j’en sais pas plus. Tout ce que je peux te dire, c’est de faire attention à toi, t’approche pas trop des gens là-bas. Et tiens, pour pas que tu crèves de faim, lui dit Jarriot en lui tendant un petit baluchon. Un gaillard comme toi, ?a a besoin de manger. C’est du bon pain et du lard.
— Je n’ai même pas de quoi vous payer le voyage, et vous me donnez ?a ? Vous êtes un bien mauvais marchand, vieil homme, répondit Bertol en descendant.
— Ah, on croirait entendre ma femme. Pas besoin de payer. Je fais ?a parce que c’est ce que veut le Grand Juge, dit-il en désignant le soleil qui penchait à l’ouest. Que sa chaleur te garde, mon gars.
— Que sa chaleur vous garde aussi, répondit l’homme d’armes en partant en direction des chaumières un peu plus haut, alors que de son c?té, Jarriot avait repris sa route, le bruit de son sifflotement disparaissant progressivement.
Aux premiers abords, Haut-Lac était un village parmi tant d'autres. De petites maisons de pierre, surmontées de toits de chaume, bordaient un chemin central qui menait jusqu’à une auberge silencieuse, avant de se terminer au bord de l’immense étendue d’eau donnant son nom au lieu. Des ruelles étroites s’éparpillaient de part et d’autre, se glissant entre les batiments serrés. Pourtant, quelque chose d’étrange flottait dans l’air : un silence pesant, presque surnaturel. à c?té, on trouvait de plus petites allées qui partaient à gauche et à droite, se glissant avec difficulté entre les batiments serrés les uns contre les autres. Ce qui le rendait si différent de tous les villages que Bertol avait jamais vus, c’était le silence, le calme qui y régnait. Il avait d’abord cru que l'endroit avait été abandonné avant de tomber sur un vieillard endormi sur un banc, et de voir des pêcheurs sur le lac, qui, dès qu’ils le remarquèrent, éloignèrent leur barque de la rive.
Quel accueil, pensa-t-il, sarcastique. Il avait besoin de poser des questions pour savoir si quelqu’un pouvait lui indiquer où se trouvait Suri. Mais plus il avan?ait dans le village, plus il se sentait épié. Les gens avaient peur de lui. Ce n’est qu’en arrivant presque au bout de l’allée centrale qu’il vit un groupe d'enfants un peu plus haut sur sa gauche. Ils étaient sur une petite falaise, en haut d’un petite colline, qui surplombait le lac et de laquelle s’écoulait une petite cascade. Ils étaient torse nu et semblaient s’amuser à plonger tour à tour dans l’eau. Certains semblaient l’avoir vu, mais aucun ne fit même mine de prendre la fuite. Sans plus d'hésitation, il entreprit de grimper jusqu’au surplomb rocheux. Ce n'est qu’en arrivant en haut que les enfants commencèrent à s’agiter. L’un d'eux, un des plus jeunes qui avait des cheveux bruns mi-longs, le pointa du doigt.
— C’est un bandit, regardez ! lan?a-t-il, presque plus fasciné qu’effrayé.
Bertol se stoppa net, regarda autour de lui, puis il comprit en touchant son menton qu’il devait probablement ressembler à un brigand. Sa barbe était hirsute. Il n’avait pas réalisé. Cela devait faire plus d’un mois qu’il était en cavale, il n’avait pas pris de bain depuis tout ce temps, sa brigandine était usée… comment ces gamins auraient-ils pu le prendre pour quoi que ce soit d’autre ?
— Du calme, petit, je ne vous veux aucun mal. Je suis un soldat, pas un bandit.
Les enfants, presque exclusivement des gar?ons, se tournèrent vers lui les yeux interrogateurs.
— T’es pas un soldat, t’es tout sale, et tu pues. Mon papa, il dit que les soldats, ils ont des armures brillantes. La tienne, elle brille pas du tout. Et puis de toute fa?on, tu pourrais rien faire, parce que Jorel, il t’attraperait et il t’écrabouillerait.
J’ai jamais su m’y prendre avec les gamins, songea Bertol avant de reprendre.
— écoutez, soldat ou bandit, c’est pas important. Tout ce que vous devez savoir, c’est qu' il n'y a aucun danger avec moi. Regardez, je pose même mon épée à terre.
à la vue de l'arme, un des gar?ons, qui semblait être le grand frère du premier, se précipita dessus.
— Houa, c’est une vraie ? Je peux la toucher ?
— Non, c’est dangereux, évite, répondit-il avant de reprendre son arme.
— Vous êtes pas dr?le, m’sieur. C’est parce que vous êtes un bandit, ?a. Les soldats, eux, ils laisseraient faire.
Bertol se pin?a le front. Il prit une grande bouffée d’air puis posa la question pour laquelle il était venu à la base.
— Dites-moi, les enfants, vous avez vu un gobelin passer par ici ? Habillé en noir, il aura essayé de se faire discret.
Ils le regardèrent de longues secondes, le même air interrogateur sur le visage, avant qu’une petite fille ne se décide à répondre.
— Mon papa a dit qu’ils avaient chassé un nabot vert qui volait dans les greniers. ?a a duré plusieurs jours. Après, il s’est enfui vers le monastère, parce qu’il a vu Jorel. Il a cru qu’il allait se faire écrabouiller.
Suri, espèce de cleptomane, tu ne pouvais pas t'empêcher de t’attirer des ennuis. Et ce Jorel, c’est qui, au juste ?
— Le monastère, lequel ? Où ?a ?
— Bah, celui de Sacrelac, voyons. C’est de l’autre c?té du lac, là où y a les S?urs du Savoir et leurs livres. Un jour, j’en ferai partie, moi !
Bertol jeta un coup d’?il vers l’autre rive. Le lac, vaste et imposant, s’étendait sur des kilomètres, encadré par des montagnes majestueuses. Le chemin qui longeait ses berges semblait escarpé, et il lui faudrait probablement une demi-journée, peut-être plus, pour rejoindre le monastère. Mais au moins, maintenant, il savait où aller, en espérant que ce voleur ne se soit pas également fait chasser du monastère.
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— Merci les enfants, amusez-vous bien, dit-il en commen?ant à descendre la pente.
— Toi aussi, le bandit, lui lan?a un des gamins. Fais attention, si Jorel t’attrape, il va te casser en deux.
Bertol esquissa un sourire amusé. Merci du conseil, petit, mais je ne casse pas si facilement. Alors qu’il atteignait le bas de la colline, il tomba face à un groupe bien moins amical que celui des jeunes. C’étaient des paysans armés de haches et d’outils ; ils semblaient revenir des bois longeant le lac. Ils se campèrent en bas de la pente. L’un d’eux, qui semblait être le chef, était un homme dans la quarantaine. Il avait des épaules larges et une forte corpulence, bien que ses joues soient creuses. Il invectiva l’homme d’armes alors que ce dernier faisait les derniers pas vers lui.
— Qu’est-ce que t’as fait à nos enfants, espèce de crapule ?!
Bertol se rapprocha, les mains levées.
— Rien du tout, messieurs. Je ne suis pas un brigand. Je posais juste des questions, c’est tout.
Alors qu’il avan?ait prudemment, il remarqua quelque chose d’étrange sur leur peau. De petites plaques grises parsemaient leurs visages et leurs avant-bras, visibles sous leurs manches retroussées. Est-ce ?a, la maladie dont parlait le père Jarriot ?
— Qu’est-ce que tu regardes, brigand ? s’énerva le chef.
— Encore une fois, brave homme, je ne suis pas un brigand.
— Qu’est-ce que t’es, dans ce cas ? demanda un autre des b?cherons, un homme brun et barbu qui semblait avoir un étrange air de famille avec le premier gar?on qui l’avait traité de bandit sur la falaise.
— Je suis un soldat.
— Un soldat sans armoiries, tout seul, et aussi crasseux que toi ? Non. T’es un déserteur, pas mieux qu’un brigand, railla le barbu en levant sa hache.
Cette dernière remarque fit mouche. Il avait du mal à l’admettre, mais sa situation était assez proche de ?a. Il était un homme sans seigneur. Un vagabond recherché. Ces gens avaient s?rement raison de se méfier de lui. Bon nombre d'hommes dans la même situation que lui auraient été prêts à commettre les pires atrocités pour s’en sortir. Mais pas lui. Il savait que son code était la seule chose qui lui restait. Sans ?a, il n’était rien. Le seul problème était de faire comprendre ?a aux hommes en face de lui…
— écoutez, je ne vous veux aucun mal. J’ai eu les informations qu’il me fallait, je vais quitter votre village, et tout se passera bien.
Maintenant qu’il y pensait, il aurait souhaité pouvoir se reposer avant de reprendre la route, mais il lui fallait désormais renoncer à ce doux rêve.
— Les informations ! réagit brutalement le chef des b?cherons. Tu fais du repérage pour ta bande, c’est ?a !
— Non, je cherchais un ami, c’est tout.
— On sait que tes semblables sont dans la région. Pas plus tard qu’hier, j’ai vu toute une bande de plusieurs dizaines d’hommes passer à cheval. C’est eux, tes amis ? T’es en train de me dire que t’as un autre comparse dans le village qu’il faut déloger ?
Autant tenter de raisonner avec une mule, songea Bertol en se préparant à s’enfuir. Il ne voulait pas avoir à blesser ces hommes. Ils avaient juste peur. Il ne le méritait pas . C’est alors qu’il allait faire volte-face qu’il sentit une présence derrière lui, massive. Il se retourna par instinct.
— Ah, Jorel, tu tombes à pic, lan?a le chef des b?cherons au nouvel arrivant.
Alors, c’est lui, ce fameux Jorel, se dit-il en observant celui qui se trouvait face à lui. Du haut de ses vingt-quatre ans, Bertol n’était pas plus petit qu’un autre homme, pourtant celui qui se trouvait face à lui — et qui devait avoir à peu près le même age — le dominait facilement d’une tête et demie. Il avait des cheveux roux foncés mi-longs qu’il portait en bataille, rejetant des mèches sur son front. Il portait une vieille tunique de paysan, une hache dans la main droite et une énorme b?che sur son épaule gauche. Sa musculature était le plus effrayant : si le chef des b?cherons était costaud mais gras, celui-ci était tout en muscle, sec mais large comme un b?uf.
Au début, Bertol crut qu’il ne s’agissait que d’un paysan plus fort et plus grand que les autres, puis il vit les marques et les cicatrices sur ses avant-bras et son cou. Pour finir, il regarda droit dans les deux émeraudes qui servaient d’yeux au rouquin, et il comprit. Ce n’était pas le regard d’un homme qui avait connu une vie paisible, c'était celui d’un combattant, d’un tueur, de quelqu’un qui avait passé son existence à se battre pour vivre.
— Du calme, mon grand, tenta de négocier Bertol en faisant quelques pas en arrière.
— Bien tenté, le déserteur, mais Jorel ne parle pas la langue. Son nom est la seule chose que l’on a pu soutirer de lui.
Le colosse lan?a un regard en direction des b?cherons qui hochèrent la tête en guise de réponse. Puis il posa son regard sur Bertol avant de lacher la b?che qu’il portait. Cette dernière retomba lourdement sur le sol. Instinctivement, Bertol tira son épée courte, son bouclier brandi devant lui. Son adversaire n’eut aucune réaction en voyant l’épée de Bertol. Il s’avan?a lentement, son regard émeraude fixé sur lui.
Bertol savait qu’il devait frapper le premier. La vitesse et la précision étaient ses seules chances contre un adversaire aussi massif.
Il chargea. Le rouquin tenta de bloquer avec sa hache, mais Bertol visa précisément sa main. La lame mordit deux fois la peau épaisse du colosse, et, malgré un rictus de douleur, Jorel lacha son arme. Bertol recula immédiatement, espérant garder une distance suffisante pour planifier son prochain coup. Son adversaire ne sembla même pas dérangé par la perte de son arme. Au lieu de cela, il fon?a en avant. Bertol eut à peine le temps de mettre son bouclier devant lui. Il sentit le bois de son écu vibrer et grincer alors que l’épaule du colosse le heurtait de plein fouet. Pendant un instant, il se sentit voler. Il fut projeté dans les airs sur quelques mètres à une vitesse phénoménale, alors que ses cheveux courts étaient secoués par une bourrasque d’air.
Ce ne fut que par miracle qu’il retomba sur ses pieds. Les jambes fléchies, il sentit tout son corps et le poids de son armure retomber sur le sol. Ses bras et ses jambes tremblaient. Il n'eut pas le temps de reprendre son souffle. Son adversaire le chargeait déjà. Il dévia un coup de poing qui aurait pu l'assommer, puis un autre. à chaque fois, il devait reculer, un pas en arrière. Son écu émettait un cri à chaque fois qu’il parait. Son adversaire l'acculait de plus en plus, sans qu’il ne puisse répondre.
De leur c?té, les villageois encourageaient leur champion. Très vite, il se retrouva au pied d’une large pierre : il ne pouvait plus reculer. Désespéré, il posa son pied sur le rocher et se propulsa en avant, son épée orientée vers le ventre de son adversaire.
Ce dernier esquiva par réflexe, ce qui permit à Bertol de passer derrière lui en pivotant sur son pied avec souplesse. Il allait porter un nouveau coup, mais il hésita : voulait-il vraiment blesser cet homme qui ne défendait que son village ?
à la place, avant même que le rouquin ne puisse se retourner, l’homme d’armes lui infligea un grand coup de pied à l’arrière du genou. Cela suffit pour que le colosse fléchisse un instant, laissant le temps à Bertol de se remettre en position. Il était essoufflé, et son adversaire, malgré sa constitution, semblait lui aussi montrer des signes de fatigue. De leur c?té, les villageois avaient cessé de scander : ils restaient silencieux.
— Alors, pas si facile que ?a à abattre, lan?a Bertol, autant à eux qu’au colosse.
Ce dernier reprenait son souffle, prêt à attaquer de nouveau. Mais cette fois-ci, le soldat savait à quoi s’attendre. Le rouquin marchait d’un pas lent, tournant autour de lui.
Soudain, un cri retentit depuis la falaise où les enfants jouaient. Très vite, un des plus agés — celui qui avait voulu jouer avec l’épée de Bertol — apparut, dévalant la pente, manquant plusieurs fois de tomber.
Les deux combattants se stoppèrent, leur attention reportée sur le gar?on en panique. Ce dernier tentait tant bien que mal de crier quelque chose tout en courant, son souffle étant saccadé par sa respiration haletante et ses larmes.
Arrivé en bas, il essaya de reprendre son souffle. Les paysans se précipitèrent vers lui.
— Jacques, qu’est-ce qui se passe ? demanda l’homme brun, qui était définitivement le père du gar?on.
Tout en haletant, le gar?on parvint à articuler :
— C’est Jeannot… il… il remonte pas.
Sans réfléchir, Bertol jeta son arme, posa son bouclier et se précipita vers la falaise. Les paysans le hélèrent avant de le talonner, mais il s’en fichait. Cela n’avait pas d’importance.
Il lui fallut moins d’une demi-minute pour atteindre le haut. Face à lui, des enfants hésitaient à sauter pour aller chercher leur ami, d’autres pleuraient. Tous étaient là, sauf le gar?on brun qui les avait prévenus, et son petit frère, celui aux cheveux mi-longs qui l’avait interpellé en premier.
Il s'avan?a à grandes foulées vers le rebord : l’eau était sombre, on ne voyait pas le gar?on.
— Il va mourir, m’sieur, Jeannot va mourir, lan?a un des enfants.
Bertol lui jeta un regard, puis un sourire, alors que les villageois et Jorel arrivaient. à eux aussi, il ne jeta qu’un regard. Il ne prit pas le temps de retirer son armure, et il plongea.
Il entra dans l’eau avec fracas. Tout était sombre. Il n’avait pas nagé depuis des années, mais il était fils de pêcheur : c’était dans son sang. Ses yeux mirent quelques secondes à s’habituer à l’obscurité.C’est plus bas qu’il vit une petite silhouette inconsciente qui se découpait sur un fond légèrement lumineux, vers laquelle elle était lentement emportée. Il fit quelques brasses vers le gar?on, ses mouvements ralentis par son équipement et la fatigue, mais il poussa, il alla chercher ses forces afin d’aller vite, toujours plus vite.Finalement, il réussit à attraper le corps fragile de l’enfant en tendant le bras, et il le ramena lentement vers lui. Il s’apprêtait à remonter, mais c’est alors qu’il comprit. Le fond lumineux était une caverne, et ce qui emportait l’enfant était un courant violent, qui, à son tour, l'entra?na vers la cavité. Il lutta. Un de ses bras devait maintenir le petit corps près de lui, sa brigandine et ses vêtements gorgés d’eau l’alourdissaient, mais il lutta.
Plus il se débattait, plus l’air venait à manquer. Ses poumons lui criaient de cesser. Son corps tout entier lui criait d'abandonner, mais il sentait le visage inconscient de l’enfant collé contre son torse, alors il continua.
C’était vain. Cet enfant allait mourir, et lui aussi. Il ne pouvait pas mourir. Pas ici, pas maintenant. Ses forces commen?aient à le quitter. Bient?t, il sombrerait à son tour.Ce fut alors qu’il sentit une pression sur son avant-bras. Il était tiré par une force dépassant largement le courant qui l’emportait. Alors même qu’il sentait ses forces le quitter, il émergea à l’air libre, un bras puissant le tra?nant, deux yeux verts émeraudes le fixant. Le rouquin le ramena sur une petite plage de galets, tandis qu’il expulsait des litres et des litres d’eau, manquant de vomir au passage. Il tenait toujours l’enfant serré contre lui. Jorel s’empressa de le lui prendre des bras. Alors qu’il reprenait ses esprits, il vit que la poitrine de l’enfant ne se soulevait pas.
Jeannot, le gar?on aux cheveux mi-longs, dont le corps semblait encore plus frêle dans les bras du colosse, ne respirait plus. Sans réfléchir, et après lui avoir simplement adressé un hochement de tête et un sourire, Jorel se précipita vers le village, emportant le gar?on avec lui.