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Chapitre 2 : La guérisseuse

  Les marques grises progressent vite, bien trop vite, songea Anna en regardant le bras de la femme qui le tendait fébrilement depuis le lit où elle était allongée, son corps tremblant sous les frissons de fièvre. Si rien n’était fait, elle ne verrait pas la semaine prochaine.

  — Est-ce que tout va bien, s?ur Anna ? demanda la femme en toussotant.

  — Bien s?r. Ne vous inquiétez pas, la fièvre passera bient?t. Reposez-vous, répondit la jeune moniale, le son de sa voix étouffée par le masque qui couvrait sa bouche et son nez, se terminant en un n?ud dans ses cheveux couleur de paille qui eux même se terminaient en une tresse.

  Elle quitta momentanément le chevet de sa patiente pour rejoindre son matériel, disposé sur l’une des larges tables de la salle commune de l’auberge. Ses bottes claquaient à peine sur les dalles, étouffées par les couvertures entassées ?à et là. En passant, elle jeta un coup d'?il au foyer : le feu mourait. Il lui faudrait réclamer encore du bois aux villageois de Haut-Lac, bien qu’elle se doute qu’ils n’en aient plus beaucoup à donner. Malgré cela, l’auberge gardait une chaleur relative. Les murs épais enfermaient l’air tiède, et les soupirs des malades s'y accrochaient comme des plaintes muettes. Une dizaine de corps restaient là, tous à mi-chemin entre le sommeil et la fièvre. Elle n’avait plus le courage de les compter. En arrivant devant la grande table, elle resta un instant immobile. Son regard parcourut chaque sachet, chaque fiole, chaque pot en terre cuite. Tout avait été tenté. Elle le savait. Et pourtant, une part d’elle espérait encore avoir oublié quelque chose. Un ingrédient. Un remède. Une erreur. Mais non.   Ses doigts effleurèrent une petite coupelle de bois où gisait une dernière pate violacée. La violette des falaises. Une fleur locale, fragile, qui n’avait jamais guéri personne… mais qui, parfois, calmait la douleur. Un pansement sur une gorge tranchée. Elle s’assit lentement, sentant la fatigue s’épaissir dans ses muscles comme un poison lent. Son regard tomba dans la mixture. Puis, dans un souffle qu’elle fut seule à entendre, elle murmura :

  — Encore une fois… quelqu’un va mourir par ma faute.

  Elle se leva finalement, et en essayant d’afficher un sourire, elle apporta la concoction à la femme.

  — Tenez, buvez, vous vous sentirez mieux.

  Elle lui souleva la nuque avant de verser le liquide doucement. Elle s’éloigna ensuite pour que sa patiente ne l’entende pas. Puis elle sortit son médaillon en forme de soleil de sa bure avant de murmurer une prière pour elle-même.

  — Seigneur Imlar, si je ne peux la guérir, puisse au moins votre chaleur apaiser ses blessures.

  Elle s’apprêtait à continuer lorsque, soudainement, la porte de l’auberge s’ouvrit avec fracas, laissant entrer Jorel, le colosse qui était, lui semble-t-il, devenu le gardien de Haut-Lac. Il tenait dans ses mains l’un des enfants du village, dont elle ne connaissait pas le nom. Derrière lui déboulèrent très vite un groupe de villageois inquiets, dont Tobias, l’échevin local, et un homme habillé comme un soldat, trempé et qui semblait cracher ses poumons. Très vite, elle recentra son attention sur l’enfant.

  — Qu’est-il arrivé ? demanda-t-elle en s'avan?ant vers le groupe de villageois.

  — S?ur Anna, c’est mon fils, il a plongé dans le lac, il ne respire plus, lui répondit un des villageois, un homme brun au visage paniqué, un de ceux que la maladie n’avait que partiellement atteints.

  Sans en demander plus, elle demanda à Jorel de poser le gar?on sur la table où elle avait posé son équipement, alors même qu’elle enlevait ce dernier en toute hate. Quand ce fut fait, elle approcha son oreille de la bouche du gar?on : pas de souffle, comme les villageois l’avaient dit. Elle attrapa ensuite son poignet d’une main tout en mettant son autre main à la base du cou. Elle sentit son propre c?ur se calmer. Il était en vie, le pouls était faible mais présent.

  — Il vit, dit-elle pour rassurer le père, dont le visage blafard reprit quelques couleurs.

  Elle pressa ensuite contre la poitrine du gar?on. Elle sentait une résistance. Sans plus réfléchir, elle saisit une longue aiguille assez fine dans ses affaires ; cette dernière était creuse. Elle accrocha un tube à la base, avant d’enfoncer l’instrument entre les c?tes du gar?on.

  — Qu’est-ce que vous faites ? voulut protester le père de l’enfant, mais le colosse Jorel lui avait posé une main sur le torse, le retenant.

  Anna ne prêta pas plus attention à ce qui venait de se passer. Il lui fallait rester concentrée, l’opération était délicate mais rapide. Imlar seul savait depuis combien de temps l’enfant n’avait pas respiré, et son c?ur, même s’il battait encore, ne tiendrait pas longtemps. à plusieurs moments, elle sentit l’aiguille frotter contre des os ; elle sentait alors la tension monter en elle, mais elle inspira, et elle redirigea sa course. Enfin, elle sentit que la pointe transper?ait les tissus souples des poumons. Assez vite, le tube accroché à l'aiguille se remplit d’eau qui tomba en un petit filet sur le sol de la taverne. Elle retira l’aiguille rapidement alors que l’enfant inspira sa première bouffée d’air depuis plusieurs minutes, avant de tousser violemment.

  — Il est en vie, mon fils est en vie ! s’exclama le père du gar?on, suivi bient?t par l’ensemble des paysans ainsi que le mercenaire qui était entré à leur suite.

  Même les malades derrière Anna lachèrent de petits cris de joie étouffés. De son c?té, la moniale médecin, souffla, puis elle s’essuya le front d’un revers de sa manche avant de rapidement appliquer une compresse à l’endroit où elle avait percé le flanc de l’enfant.

  — Ne bouge pas, lui dit-elle calmement.

  Le gar?on, qui reprenait à peine ses esprits, ne sembla pas comprendre ce qu’elle lui disait et il commen?a à s’agiter. Elle dut demander aux villageois de le tenir en place pendant qu’elle recousait.

  — Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda enfin l’enfant ahuri.

  — T’as plongé et t’es pas remonté, Jeannot, t’as failli y passer, lui lan?a un gar?on à peine plus agé, qui lui ressemblait fortement et qui devait être son grand frère.

  Ce dernier était fou de joie. Cependant, son émotion fut vite coupée par l’intervention du père des deux enfants.

  — Plus jamais vous allez plonger, Jacques, plus jamais ! lui cria-t-il en le tenant par l’épaule, avant de se tourner vers Anna.

  Il remercia mille fois cette dernière alors que la moniale auscultait le corps de son fils avec attention, avant de faire de même avec Jorel. Il lan?a une grande tape dans le dos du colosse, qui, comme à son habitude, se contenta de lacher un petit sourire. Anna se demandait si le roux comprenait les mots du paysan ou s’il captait simplement la gratitude dans les yeux de ce dernier.

  Pour finir, il se tourna vers le mercenaire, comme tous les autres villageois d’ailleurs. Cependant, ce ne fut pas lui qui prit la parole, mais ma?tre Tobias, l’échevin.

  — Quel est ton nom ?

  — Bertol, répondit ce dernier en secouant sa petite tignasse brune pour en faire sortir l’eau.

  Anna vit ensuite l’échevin tendre la main vers le soldat.

  — Je suis Tobias. Au nom de tout Haut-Lac, je m’excuse, Bertol. Tu as sauvé la vie de l’un de nos enfants, s?rement pas quelque chose qu’un bandit aurait fait. Sans toi, et sans l’aide de Jorel et de s?ur Anna, nous aurions enterré l’un des n?tres en ce jour. Mais à la place, nous allons festoyer. Mais ne t’attends pas au grand luxe, juste assez pour remplir nos ventres. Qu’en dis-tu ?

  Le visage du soldat s’illumina soudainement.

  — Sans rancune pour l’attaque, je comprends. Il vaut mieux se méfier. Et pour votre proposition, je suis sur la route depuis longtemps, et une bonne fête ne me ferait pas de mal, dit-il, un grand sourire sur les lèvres.

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  — Très bien alors. Le Grand Juge nous sourit en ce jour. Allez, les gars, venez, on a du boulot sur la planche.

  Le groupe de villageois quitta l’auberge, jovial et plein d’entrain. Le dénommé Bertol allait les suivre, mais Anna le retint.

  — Vous avez été dans l’eau du lac.

  — Oui, j’ai sauvé la vie de ce gar?on.

  — J'avais compris. Il faut simplement je vérifie que vous n’êtes pas contaminé.

  — Contaminé ? Attendez… vous voulez dire que c’est l’eau qui serait à l’origine de la maladie ici ?

  Anna se contenta de hausser les épaules avant de répondre.

  — Ce n’est qu’une théorie que j’ai développée.

  L’homme d’armes s’approcha.

  — Si vous devez m'ausculter, vous devriez faire de même avec tous ces gamins. Ils s’amusent à plonger dans le lac à tour de r?le.

  — Je sais ?a aussi. Et depuis deux semaines que je suis ici, je n’ai constaté aucun sympt?me chez eux, aucun que j’ai pu constater chez les adultes en tout cas. Pour autant que j’en sache, ils sont immunisés. Je n’ai donc aucune raison de les empêcher de s’amuser.

  — Et les gens d’ici, ils savent ce que l’eau du lac leur fait ?

  — Oui, mais ils l’utilisent quand même. Ils n’ont pas de puits, ce lac est leur seule source d’eau. Cette maladie ne tue pas forcément, mais la soif, si.

  Le soldat ne dit pas un mot. Il se laissa ausculter. Anna vérifia sa gorge, lui demanda de cracher à plusieurs reprises. Pendant ce temps, le dénommé Bertol commen?a à lui poser des questions.

  — Dites-moi, vous savez quoi de ce gars-là, ce Jorel ?

  — Pas grand-chose, pourquoi ?

  — Je suis quelqu’un de curieux. Je me suis battu avec lui, et j’ai rarement eu aussi peur de ma vie.

  Elle émit un petit rire furtif.

  — J’ai l’impression qu’il fait cette impression à beaucoup d’étrangers. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il n’est pas d’ici, mais pas comme vous et moi. Il n’est pas Penddragonais.

  — Alors quoi, il vient d’où ? Un gars avec sa carrure, c’est peut-être un Creworr. Les gens des Hautes Terres sont connus pour être sacrément robustes.

  — ?a aurait pu, mais je l’ai entendu parler une fois, et sa langue, ce n’était pas celle des Creworr, pas plus que du Barsnien ou même du Lothari. à mon avis, c’est un Nordin.

  — Comment est-il arrivé ici ? Il y a des milliers de kilomètres entre ici et les terres des clans.

  — Je l’ignore, et c'est pareil pour les gens de Haut-Lac. Ils l’auraient trouvé, nu comme un ver et inconscient au milieu des bois. Tout autour, les arbres étaient calcinés, et apparemment lui aussi. C’était il y a plus d’un mois, mais apparemment, il aurait encore de sacrées cicatrices.

  L’homme d’armes demeura pensif, pendant que la moniale finissait de l'ausculter en vérifiant ses yeux. C’était en général dans ces derniers que l’on trouvait les marques les plus discrètes de ce nouveau mal, et aussi les plus inquiétantes. Les malades légers, comme ma?tre Tobias ou le père du gar?on qu’elle avait sauvé, n’avaient pas une trace grise dans leurs yeux.Par contre, certains des patients de l’auberge — ceux qui étaient les plus gravement malades et qui avaient été isolés du reste de la population du village — les avaient tous. Une des malades avait même presque perdu la vue à cause des filaments gris qui obstruaient sa vision.

  — Tout va bien, déclara-t-elle finalement, tout en commen?ant à nettoyer ses instruments.

  — Il semblerait que je sois chanceux, répondit le soldat avec un sourire narquois.

  — Pour le moment. Les sympt?mes pourraient appara?tre d’ici quelques jours. Si vous remarquez quoi que ce soit…

  — Je vous arrête tout de suite, s?ur Anna. Dans quelques jours, je prévois d’être de nouveau sur la route. Vous ne pourrez pas m’ausculter à nouveau.

  — Allez voir un apothicaire ou un autre membre de mon ordre dans ce cas-là, dit-elle sur un ton autoritaire.

  — Bien s?r, ne vous inquiétez pas. J’ai connu bien pire qu’une petite maladie, répondit Bertol avant de quitter l’auberge.

  En sortant du batiment, Bertol put constater que les villageois, fidèles à leur promesse, s'étaient affairés à installer des tables et des chaises sur la petite place qui se trouvait devant l’auberge. Pendant ce temps, les enfants jouaient. En tournant la tête, il vit Jorel arriver. Le colosse transportait une table en chêne à la seule force de ses bras, sans aide. Des enfants lui tournaient autour et il semblait devoir s’arrêter de temps en temps pour ne pas rentrer dans l’un ou l’autre. En croisant le regard de l’homme d'armes, le rouquin hocha légèrement la tête. Bertol lui rendit le signe de tête avant d’être interpellé.

  — Hé, m’sieur.

  En se tournant vers son interlocuteur, il constata que c’était Jacques, le grand frère de l’enfant qu’il avait sauvé.

  — Je suis désolé de vous avoir traité de bandit tout à l’heure.

  — Peut-être que tu avais raison, peut-être bien que j’en suis un, répondit Bertol en fron?ant les sourcils de manière exagérée.

  Le gar?on ne remarqua pas la plaisanterie. Il se contenta à la place de faire non de la tête.

  — Vous ne leur ressemblez pas.

  — Parce que tu en as déjà vu ?

  — Oui. C’était hier, avec les copains, on est allés jouer dans les bois, et là, y a plein de types montés sur des chevaux qui sont passés sur la route non loin. On s’est cachés, alors ils nous ont pas vus, mais j’ai jamais eu aussi peur de ma vie. Et je vous le dis, vous leur ressemblez pas. Ils étaient habillés de noir, et ils avaient des cicatrices sur le visage, et des tatouages, et puis même qu’y avait un carrosse avec eux.

  La mention des tatouages interpella Bertol. Se pouvait-il que ce soit eux ? Suri avait-il trop attiré l’attention sur lui ?

  — Dis-moi, petit, les tatouages ressemblaient à quoi ? Est-ce qu’ils avaient des lunes dessinées sur la joue ?

  — Oui, je crois que c’était ?a.

  Merde, jura Bertol intérieurement. D’un autre c?té, s’ils étaient dans le coin, peut-être que cela lui faciliterait la tache. Il ne pouvait pas partir tout de suite. Il lui fallait reprendre des forces.

  Tout ce qu’il pouvait espérer, c’est que Suri, comme à son habitude, allait réussir — ou avait réussi — à filer.    Ces pensées furent vite coupées par un cri, venant du chemin central du village. Tous les villageois se stoppèrent soudainement dans leurs taches.

  Une silhouette se dessina, en provenance des bois. C’était une femme, de loin. Alors qu’elle se rapprochait en courant du village, Bertol put distinguer que c’était une s?ur, mais elle ne portait pas de bure comme Anna. à la place, elle avait une longue robe blanche : une s?ur du Savoir. était-ce l’une des membres du monastère ?

  Dans ses bras, elle tenait un gros paquet. Un objet semble lourd, enroulé dans du tissu. Elle remonta l’allée centrale du village à grandes enjambées, en criant :

  — à l’aide !

  Son cri strident résonna dans l’air. Elle fit quelques grandes enjambées avant de trébucher sur une petite pierre qui dépassait du chemin de terre. Elle s’écroula devant les villageois, le souffle court, mais tenant toujours le paquet dans ses mains.

  Son visage était marqué par la fatigue et la crasse. Elle avait le souffle court. Bertol, loin de la scène, se rapprocha pour mieux entendre.

  C’est en faisant cela qu’il comprit : la femme avait quelque chose qui dépassait de son épaule. C’était une empeigne de carreau d’arbalète.

  La plaie saignait : c’était récent, très récent. Au milieu des mots saccadés de la femme en pleurs, il entendit :

  — Ils… …arrivent. Ne les laissez pas le prendre, je vous en prie.

  L’échevin Jarriot se précipita vers la jeune femme. Accompagné d'autres villageois, il l’aida à se relever.

  — Venez, je vais vous emmener dans l’auberge, vous allez être soignée. S?ur… ?

  — Je suis s?ur Mylène, du monastère de Sacrelac. Ils arrivent, il faut le cacher, dit-elle en tendant le paquet enroulé de tissu qu’elle tenait dans ses mains. C’était un objet rectangulaire, épais.

  — De qui parlez-vous, s?ur ?

  — Je ne sais pas… Le regard de la femme se perdit un instant, regardant quelque chose que seule elle voyait. Ils ont tué tout le monde au monastère. La ma?tresse du Savoir m’a ordonné… elle m’a dit qu’ils ne devaient surtout pas l’avoir.

  Les paroles de la prêtresse figèrent les villageois sur place. Jarriot arriva à peine à articuler :

  — Monastère… …mort ?

  Bertol sentit soudain quelque chose. C’était anodin à première vue : un petit tremblement.

  Alors que la s?ur du Savoir tentait désespérément d’expliquer la situation aux paysans stupéfaits, le bruit s’accentua. Inquiet, il se mit à genoux et colla son oreille au chemin de terre. Les vibrations… il les connaissait.

  — Ma?tre Jarriot, dit Bertol en interpellant le chef des villageois.

  — Quoi… ? répondit ce dernier, toujours abasourdi.

  — Rassemblez les femmes et les enfants dans un endroit s?r. Mettez les tables sur le flanc et formez une barricade. Et que tous les hommes valides prennent un outil ou quoi que ce soit pour se défendre, ordonna Bertol, le visage grave, en se préparant à se battre.

  — Comment ?a ? Je ne comprends pas…

  — Faites-le vite ! Nous n’avons pas beaucoup de temps. S?ur Mylène a raison : ils arrivent.

  Soudainement, tout le village entendit le cri d’un homme, venant de la grande route. Des cris inaudibles, de joie sauvage. Et surtout, tous entendirent le claquement des sabots sur la terre, des dizaines et des dizaines de sabots.

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